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la corvée

qu’un pour veiller sur elle, voudrez-vous me permettre d’aller à la recherche de mon père ?

— Quoi s’écria la dame avec surprise, n’êtes-vous point fatiguée après une si longue route ?

— Oh non, madame, je ne suis pas fatiguée, moi.

— N’importe. Ne vaut-il pas mieux que vous restiez près de votre sœur ? Comme je vous l’ai promis, mon mari demain se mettra à la recherche de votre père. S’il est aux corvées, il saura bien le trouver, car il est un des premiers fonctionnaires de la ville.

— Je vous remercie bien, Madame ; mais peut-être qu’en allant faire une tournée, pourrai-je trouver mon père avant la nuit, de sorte que je pourrai le prévenir plus tôt de la maladie de notre pauvre mère.

— Mais si vous alliez vous égarer dans la ville ?

— Soyez sans crainte, Madame. Si avant la brunante je n’ai pas retrouvé notre père je reviendrai.

— Mon Dieu, mon enfant, je ne veux pas vous retenir malgré vous. Il se pourrait qu’un bon hasard vous mît sur le chemin de votre père et je vous le souhaite de tout cœur. Je vous conseille aussi d’amener ici votre père pour y passer la nuit, car il n’est pas possible que vous repartiez ce soir. C’est entendu, installez votre sœur là-haut avec l’aide de mes servantes, et allez à la recherche de votre père.

Un quart d’heure après, Clémence reposait sur un lit de dentelle dans une belle et grande chambre où d’innombrables fleurs répandaient une odeur exquise et vivifiante.

Contente et rassurée sur le sort de sa sœur, Mariette quitta la maison de la bonne dame anglaise et se mit à parcourir la ville. On n’apercevait encore que de rares piétons, mais nul ne venait dans la direction de la jeune fille. Elle arriva à une ruelle transversale où elle aperçut des fillettes et des gamins prenant leurs ébats. Elle alla à eux et leur demanda :

— Pouvez-vous me dire où l’on mène les hommes à la corvée ?

Les fillettes et les gamins la regardèrent d’yeux ronds et ébahis ; ils ne comprenaient pas cette jeune fille qui leur parlait dans une langue qu’ils ignoraient : c’étaient des enfants anglais. Après ce premier moment d’ébahissement, ils s’entre-regardèrent curieusement, puis, d’un commun accord, ils s’enfuirent vers les maisons du voisinage comme une bande de lapins effarouchés.

Confuse, Mariette poursuivit son chemin. Bientôt elle pénétrait dans une autre rue où elle vit venir deux jeunes officiers anglais. Gênée et tremblante, elle leur posa la même question.

Les officiers ne comprirent pas et se mirent à rire en toisant la belle enfant avec une grossière imprudence. L’un d’eux, cependant, proféra quelques paroles dans sa langue tout en esquissant un sourire… Ce sourire fit peur à Mariette : si elle ne comprit pas les paroles de l’officier, elle crut saisir la signification du sourire, et elle se sauva, en pensant avec découragement :

— Il n’y a donc que des Anglais par ici !

Elle se mit à marcher à l’aventure sans savoir, naturellement, où elle allait. Elle n’osait plus interroger personne de crainte de s’adresser encore à des Anglais, et comme sa démarche craintive et sa physionomie angoissée attiraient les regards curieux des passants, elle se sentit confondue et résolut de revenir chez la dame anglaise. Mais, là, elle comprit qu’elle était égarée, car elle ne savait plus retrouver son chemin. Ignorant le nom de la dame et celui de la rue où elle avait laissé sa sœur, il lui fut impossible de se renseigner. Elle était perdue…

Le soleil penchait de plus en plus vers l’horizon. Une brise rafraîchissante montait du fleuve. Les rues s’animaient. Les boutiques et les magasins s’ouvraient à la clientèle. Les pavés résonnaient sous le roulement des charrettes. Des cavaliers se croisaient en tous sens. Mariette demeurait tout étourdie par ces bruits et rumeurs de la cité, et bientôt elle se sentit prise de lassitude. De nouveau elle devenait le point de mire des passants de plus en plus nombreux qui la regardaient d’yeux qui lui faisaient mal. Oh ! comme elle regrettait de n’avoir pas suivi les sages avis de la bonne dame anglaise. Elle voulut marcher plus vite pour fuir les regards qui pesaient sur elle, et elle s’engagea dans une rue en pente douce et légèrement tournante pour aboutir à une porte. Elle avait entendu parler des portes de la ville, mais elle n’en savait pas le nom. Elle franchit cette porte et descendit une rue tortueuse bordée de maisons basses et de baraques et arriva