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la corvée

— C’est vrai, approuva le père Brunel, ça serait tout simple. Seulement resterait à savoir si on serait mieux traités avec les Américains qu’avec les Anglais. Moi, vaut autant vous le dire, les amis, je ne vois pas grand’différence entre Américains et Anglais. Les Américains ne sont ni plus ni moins que des Anglais révoltés. C’est comme si nous autres, dans le temps, on s’était révoltés contre la France.

On s’appelle Canadiens, mais au fond on est tous des Français. Eh bien les Américains sont des Anglais, tout comme on est des Français.

— C’est bien vrai tout ce que vous dites, père Brunel, approuva Malouin.

— Et je dis encore qu’avec le temps tout va s’arranger. Même que ça ne m’étonnerait pas que la France, un jour, vienne reprendre le Canada…

L’entretien s’arrêta là, net, car l’attention des cinq paysans se trouvait tout à coup attirée par l’apparition, de l’autre côté de la brèche, d’un beau et fier jeune homme monté sur un cheval brun.

— Tiens ! murmura Gignac, voilà le jeune sieur Beauséjour !

— Ah ! un bon et brave jeune homme encore ! soupira le père Brunel.

— Et instruit, dit Michaud. Lui, on ne l’envoie pas à la Corvée.

— Pauvre garçon, proféra Malouin avec un accent de pitié, que ferait-il à la corvée avec ses petites mains blanches comme du lait et sa petite taille ? Vous voyez bien qu’il se morfondrait avant sa journée faite.

Le cavalier se trouvait à un arpent de la brèche. Il sauta à terre, attacha sa monture à un arbre et vint à la brèche.

— Ah ! ah ! les braves, dit-il avec un sourire attendri, je vois qu’on s’acharne encore par une chaleur pareille… Vraiment, ça me fait bien de la peine de vous voir là !

— Merci pour vos bonnes paroles, Monsieur Beauséjour, dit le père Brunel. Pourtant, pour l’heure ça va pas trop mal, car le soleil chauffe moins fort à mesure qu’il descend là-bas. Mais à midi ce n’était pas bien supportable.

— Je vous crois, à la campagne même d’où j’arrive on ne rencontre âme qui vive, tout le monde se tient renfermé. Ah ça ! dites-moi, je ne vois point Jaunart ?…

— Ah ! le pauvre gâs, soupira fortement le père Brunel, ne nous en parlez pas, Monsieur… il vient de se faire mettre au cachot.

— Et pourquoi ? fit le jeune homme avec surprise.

— Je vais vous conter ça, répondit Gignac qui avait remplacé Jaunart à la maçonnerie. En peu de mots il fit le récit de l’incident.

— Oh ! s’écria le jeune homme avec colère en toisant les soldats impassibles, il viendra pourtant un jour où nous saurons mettre ces brutes à l’ordre !

À cet instant il ne voyait pas Barthoud dissimulé dans l’ombrage du rempart plus loin.

Armand Beauséjour avait 25 ans. Quoique de petite taille, il était joli garçon, avec ses beaux cheveux châtains, sa peau fine et rose, son œil bleu et hardi. Ajoutons la souplesse, la grâce, la distinction et l’élégance, et l’on comprendra que la Nature l’avait généreusement doté. Il étudiait la médecine à Montréal et, dans ses loisirs, aimait à faire de la politique. Aux vacances d’été il venait séjourner à Beauport et à Québec. À Beauport il avait des cousins. À Québec, une tante, riche, qui, demeurée veuve six mois après avoir épousé un officier des milices vers 1748, ne s’était pas remariée, et, n’ayant pas d’enfants, elle s’était retirée, après la cession du Canada à l’Angleterre, chez les Ursulines à qui elle avait fait don de sa fortune, moins une rente annuelle de trois milles livres françaises à son neveu Armand Beauséjour. Et lui, le neveu, venait presque tous les jours rendre visite à sa tante qu’il considérait comme sa mère et de qui il sentait le besoin pour guider sa vie. Ces cousins de Beauport et cette tante de Québec, c’étaient au jeune homme ses seuls parents sur terre.

Si Beauséjour se plaisait à faire de la politique, ce n’était pas uniquement par passe-temps au contraire, il était très ardent à revendiquer par la parole et l’écrit les libertés canadiennes. Il blâmait amèrement les auteurs des Corvées, et il avait pour habitude de ne pas déguiser sa pensée : il parlait net et franc. Avant toute chose, il entendait être bien compris. Il va de soi qu’il avait attiré sur lui l’attention soupçonneuse des autorités, et la police de Haldimand le surveillait. Le jeune homme paraissait faire fi des dangers qu’il