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la corvée

peu le gosier ; il fait si sec que je n’ai plus une goutte de salive dans la bouche.

La cruche d’eau fit la ronde.

C’est pas qu’une petite chaleur quand même, dit le père Brunel, en essuyant sa face humide et rouge comme une brique.

— Je l’ai dit, grommela Jaunart, que ça n’a pas de bon sens de nous faire travailler ainsi.

— Je voudrais bien, murmura Michaud, que ça casse comme t’a dit tout à l’heure. Voyez-vous, les amis, ce n’est pas seulement l’histoire de s’éreinter ici ; et quand je pense que là-bas sur ma terre ma femme et mes petits ne sont guère mieux que nous autres.

— Tu dis là une grosse vérité, approuva Gignac. Moi, quand je suis parti de la maison, il y a deux semaines, ma femme était à la veille d’avoir un petit. Elle n’a avec elle que mon pauvre bougre de père qui ne peut marcher qu’avec un bâton, il a grand peine à se remuer. C’est vrai qu’on peut toujours compter sur l’aide des voisins. Mais tout de même je suis loin d’être tranquille. Bouguieu de sort !

— Oui, à y bien penser notre sort n’a rien de bien enviable ! soupira le père Brunel dont le souvenir s’envolait vers ceux qu’il aimait lui aussi.

Encore une fois Jaunart voulut relever les courages.

— Tout ça c’est vrai, mais faut pas se casser l’esprit et se fendre le cœur, les amis. On est sur le point de voir des temps plus doux. Oh ! si je parle ainsi, c’est parce que je sais quelque chose. Vous allez voir qu’avant longtemps ce Barhoud-là ne fera plus son Benjamin comme à c’t’heure. Laissez faire il va finir par arriver quelque chose qui cassera bien la gueule des tyrans. Car il y a un proverbe qui dit. « Qu’il y a une fin à tout ». Eh bien ! faut pas se décourager. Qui sait, même, peut-être bien qu’un jour les Anglais avec leurs Suisses et leurs Allemands auront sacré le camp pour toujours du pays. On ne sait jamais ce qui arrivera ou n’arrivera pas.

Le jeune paysan se tut voyant revenir Barthoud.

— Bon, grommela-t-il, ficelons-nous le bec encore une fois !

Pour faire voir à l’officier qu’il travaillait ferme et dur il souleva une très grosse pierre avec le dessein de la placer sur la couche de mortier préparé par le père Brunel, mais, trop lourde, la pierre lui glissa des mains, puis elle roula en bas du talus peu élevé où les deux maçons travaillaient. La pierre s’arrêta à environ vingt pieds du mur.

Jaunart la regarda un moment, puis il cria assez haut pour être entendu de l’officier :

— Eh bien ! salope, reste-là, c’est pas moi qui irai te chercher !

Il enleva aussitôt une autre pierre moins grosse et moins pesante et la posa sur le mortier.

À ce moment Barthoud arrivait. Il posa une main sur l’épaule de Jaunart, désigna la pierre roulée en bas du talus et commanda d’un ton sec :

— Va la chercher !

— Hein ! fit Jaunart. Penses-tu que je suis un bœuf ?

— Va, Jaunart !

— Merci bien, ricana le jeune paysan. Je pense que je suis d’âge à ne pas écouter papa !

— Va chercher cette pierre ! commanda encore Barthoud avec force.

— Vas-y toi-même, espèce de flandrin. Moi, je ne me casserai pas les reins pour te faire plaisir.

— Prends garde ! cria Barthoud.

— Oh ! par exemple, répliqua Jaunart, ne me monte pas le sang !

— Obéis !

— Non ! malgré tes soldats et leurs fusils ! Non, Berthoud, entends-tu ?

Les autres, inquiets de la tournure que pouvait prendre l’incident, regardaient sans oser intervenir.

Les soldats fixaient l’équipe et, surtout, l’officier et Jaunart, et sur un signe de l’officier ils agiraient.

Il était curieux de voir ces deux hommes se défier : l’un, haut de taille et doué d’une force capable d’imposer le respect ; l’autre de taille plus petite, de force moindre, mais d’une bravoure à toute épreuve.

La main droite de Barthoud tremblait, sa cravache tremblait, ses lèvres tremblaient. On sentait qu’une rage terrible ravageait cet homme. Le père Brunel, enfin, intervint pour éviter à son jeune compagnon un mauvais coup du Suisse brutal.

— C’est bien, monsieur l’officier, je vais aller la chercher, moi, cette pierre.

— Ce n’est pas à vous que je parle, père