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prit, décidèrent de s’établir dans le pays, prirent pour femmes des canadiennes, dont ils venaient de reconnaître les hautes vertus morales et intellectuelles, et se fondirent dans la race. Que de petits peuples, d’ailleurs, se sont posés à l’admiration des grandes nations par leur seule valeur morale !


II

LA CORVÉE


Mais Barthoud était plus irréductible que nombre d’autres de ses compatriotes ; d’une mentalité plus obscure, d’une nature plus sauvage, il passait pour plus haineux et plus brutal que tous les autres mercenaires étrangers. Sa haine pesait surtout sur Jaunart et, par ricochet, sur le père Brunel ; il semblait qu’il ne pût souffrir de voir ces deux hommes sympathiser et s’aimer. Il souffrait encore, semblait-il, pour savoir que Jaunart était fiancé à l’une des deux filles du père Brunel, celle qu’on appelait Mariette et qu’on disait jolie comme tout. Souvent il avait entendu Jaunart parler avec admiration de Mariette, et il n’avait pu s’empêcher de remarquer :

— À t’entendre, Jaunart, on croirait que les filles de ton pays surpassent les nôtres…

— Moi, Barthoud, j’aime pas à dénigrer, les gens des autres pays ; mais une chose qui est bien sûre, tu ne m’amèneras jamais des vieux pays une fille qui soit aussi belle et aussi bonne que Mariette !

Barthoud éclatait d’un grand rire de mépris et s’éloignait, enrageant contre ce Jaunart qui avait toujours la réplique droite et irréfutable.

Il oubliait qu’il était le provocateur…

Au fait, jamais peuple ne fut plus provoqué que le peuple canadien, et c’est à douter que le peuple d’Irlande ait plus souffert la provocation que l’autre. Si l’on a blâmé les soulèvements et les rébellions et surtout ceux-là qui en ont été les acteurs directs, on a oublié de tenir compte des provocations qui ont suscité ces désordres. Et voici de pauvres paysans, bons de nature, paisibles et pacifiques… les voici enchaînés tels que des bagnards féroces et conduits au travail par des gardes-chiourmes. Quel crime avaient commis ces hommes ? Aucun. Ils ne pouvaient pas commettre de crimes, car fidèles à la religion et à ses enseignements, ils s’efforçaient de pratiquer les plus belles vertus. Dans les moments d’ébullition la voix digne de leurs prêtres les contenait. Mais leur nature humaine, comme les autres hommes de la terre, avait ses faiblesses, et ils n’avaient pas la force de souffrir, sans murmurer, comme l’Homme du Calvaire qu’on leur donnait en exemple ; et alors, quoique le cœur s’armât, quoique l’âme voulût puiser de patience et de résignation, le sang chauffait, et la chair sous les outrages éprouvait des soubresauts ; la colère grondait dans la muselière et souvent la flamme éclatait. Et si c’était crime de se rebeller contre l’injustice et la tyrannie, eh bien ! ces hommes pouvaient commettre ce crime ! Dans le cœur de ces paysans qui montaient vers les remparts dominant le faubourg, grondait l’orage, dans leurs regards brillait l’éclair, et cependant ils retenaient la débâcle…

— Halte ! commanda tout à coup l’officier de sa voix retentissante.

L’équipe s’arrêta.

On était à la brèche.

Un des soldats fit tomber la chaîne qui reliait « Les Glébards », et eux, en silence sans autre ordre de l’officier, d’un commun accord, se mirent au travail.


III

LA BRÈCHE


Deux hommes préparaient le mortier, deux autres, pourvus d’un boyard, apportaient des pierres, et le père Brunel et Jaunart posaient ces pierres dans la brèche pour en faire une maçonnerie solide.

Le travail se faisait en silence, car on ne devait parler qu’en cas de nécessité et pour les besoins de l’ouvrage.

Les soldats demeuraient debout à quelques pas sur un rang, immobiles, silencieux, l’arme au repos. Une fois toutes les heures, cependant, cinq d’entre eux allaient faire une courte marche pour se dégourdir, puis ils revenaient au rang ; les cinq autres à leur tour, faisaient la même marche. Cela prenait dix minutes. Dès qu’ils s’immobilisaient, ils ressemblaient à des statues de porphyre sous le soleil.

Un peu plus loin l’officier se promenait lentement à l’ombre du mur. Il s’éloignait de la brèche et des travailleurs d’environ la longueur d’un arpent, puis reve-