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LA BESACE DE HAINE

— Nullement, nullement, mon ami, je suis toujours à la disposition de ceux de mes amis qui ont besoin de moi… À votre service, mon cher, à votre service !

Et Cadet s’en alla, empesé, digne, mais grotesque.

Deschenaux se mit à ricaner avec mépris.

— Quel vil bouffon ! murmura-t-il.

Puis il se mit à méditer, le front durement plissé.

Il était assis sur un divan de ce petit salon tout encombré de bibelots en lequel nous avons introduit le lecteur une fois, alors que Mme de Ferrière et Héloïse de Maubertin étaient venues, de la part de Flambard, porter un message à l’intendant.

Après avoir longtemps réfléchi, il se leva et se mit à marcher lentement tout en tenant ce soliloque :

— Oui, ce maître Authier possède bien la science dont j’ai besoin. Il est précisément l’homme qu’il me faut. C’est un individu sans honneur que Cadet a tiré de l’ignominie et qu’il s’est attaché à prix d’argent. Il a fait de cet homme son esclave. Et cet homme peut tout faire, pourvu qu’on y mette le prix. Et, pourtant, à le voir, à l’entendre, on le prendrait pour un saint homme ! Oh ! tout ce que peut jouer d’abjectes comédies l’homme pervers et dégradé !…

Deschenaux parlait-il de lui-même ? Certes, tout ce qu’il pensait d’Authier pouvait parfaitement s’adapter à sa propre personne morale. Mais de soi il ne pensait pas ce qu’il pensait d’un autre. Deschenaux, comme tous les hommes dépourvus de justice et de noblesse de cœur, aimait confesser sans absoudre. Lui, ne se confessait pas, mais il s’absolvait toujours. Il était prêt à jeter à l’égout tout homme qui n’avait pas le sentiment de l’honneur ! Et lui-même, ce sentiment de l’honneur, l’avait-il ? … Certes, on ne saurait lui reprocher de jeter à l’égout ce maître Authier que nous n’avons guère vu à l’œuvre encore. Seulement, nous savons qu’il avait été chargé de veiller sur le comte de Maubertin prisonnier dans la maison de Cadet, il avait été comme le geôlier du comte, et cela nous suffit pour le juger.

— Oui, poursuivit Deschenaux, voilà l’homme qui me vengera, qui nous vengera tous, sans qu’il y paraisse, sans que la justice ait à nous faire le moindre reproche, sans qu’elle ait à nous soupçonner le moindrement. Tuer la femme de Vaucourt, c’eût été mettre un cadavre sur notre chemin, et un cadavre qui, un jour, aurait pu témoigner terriblement contre nous. Oh ! nous la tuerons quand même… mais nous ne la tuerons pas dans son corps… nous la tuerons seulement dans son esprit !

Ici, Deschenaux s’arrêta et se tut. Puis il pencha la tête comme pour mieux rassembler des idées qui peut-être lui échappaient, et il reprit :

— Je me souviens qu’il s’est présenté quelque part en France un cas en tout semblable : un mari jaloux avait réussi à tuer l’esprit, de sa femme ! Il avait ensuite obtenu du roi qu’il la répudiât pour se remarier…

Deschenaux ricana sourdement et poursuivit :

— Il est vrai que mon cas n’est pas le même tout à fait, car je ne suis pas marié, moi. Mais cette jeune femme, que je n’aurais pas détestée après tout, finit par me faire peur ! Oui, je dois m’avouer que je la redoute ! Pourquoi ?… C’est un pressentiment, un instinct chez moi ! Car je n’ose la toucher… je n’oserais même la percer d’un coup de poignard, tant je découvre dans ses yeux, lorsqu’elle me regarde, un quelque chose de tragique qui m’épouvante ! Donc, s’il y a un moyen, je tuerai son esprit !

Un domestique vint annoncer l’arrivée du docteur Authier.

— Bien, dit Deschenaux, faites entrer !

La minute suivante, le médecin de Cadet pénétrait dans le petit salon. C’était ce même personnage que nous avons peu connu et qui avait veillé sur la personne du comte de Maubertin. Il était grave, compassé, et affectait un air très digne dans ses vêtements tout noirs. Comme l’avait dit Deschenaux, à le voir on l’eût pris pour un saint homme. Mais c’était l’un de ces nombreux comparses qui vivaient alors dans les entourages de ces hommes affreux qui tenaient en leurs mains indignes les destinées de la Nouvelle-France.

Le docteur, en entrant, sourit et dit d’une voix douce et papelarde :

— Monsieur Deschenaux, j’accours sur l’ordre de son excellence Monsieur le Munitionnaire pour me mettre à votre service !