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LA BESACE DE HAINE

— Si l’on se servait soi-même, proposa Regaudin, car mon gosier prend feu !

— Ma langue se dépend, et je la perdrai ! dit Pertuluis en serrant sa gorge.

— Eh bien ! mon vieux, tu t’y connais en eau-de-vie, va nous servir !

— Tiens ! cette idée… comme si je ne l’avais pas eue avant toi !

Et Pertuluis, pestant contre la soif qui l’étranglait, contre la mère Rodioux, contre ce satané Flambard, se dirigea titubant vers le réduit où la cabaretière entassait ses liqueurs, souleva un fût, le déposa sur le comptoir, tourna la cannette et se mit la bouche au-dessous.

— Eh là ! eh là ! Pertuluis, cria Regaudin en se précipitant, vas-tu avaler la futaille entière ? Biche-de-bois ! m’en faut aussi !

Il repoussa rudement Pertuluis qui avait sa face toute mouillée d’eau-de-vie, et à son tour il appliqua sa bouche sous la cannette. Et tous deux, tour à tour pendant dix minutes, s’humectèrent chacun à sa soif.

— Bien ! fit Regaudin avec un sourire d’extase, me revoilà d’aplomb !

— Ouf ! souffla rudement Pertuluis en s’essuyant la face, j’ai cru un moment que je buvais la mer ! J’en suis si gonflé que la panse m’en claque !

— Moi, dit Regaudin, qui chavirait d’ivresse, je cours après ce gredin de Flambard et je le perce comme une outre vide !

— C’est dit, appuya Pertuluis. Moi, je lui fais sortir tout le venin de sa carcasse, puis je souffle ses tripes jusqu’à ce qu’elles crèvent et éclatent comme des coups de canon !

— Allons ! cria Regaudin.

— Va, Regaudin, je t’enfile la marche !

— Je glisse… fit Regaudin en mettant la main sur le pommeau de sa rapière.

— Et j’extirpe… acheva Pertuluis.

Regaudin passa dans la cuisine, mais il s’arrêta, surpris, sur le seuil de la porte en débris.

— Oh ! oh ! que vois-je ? fit-il.

Puis, faisant un bond énorme, il s’élança auprès du corps inanimé de la mère Rodioux et lui arracha des mains la bourse que lui avait remise Deschenaux.

Pertuluis regretta de n’avoir pas pris les devants, il arriva trop tard.

— Nos mille livres ! criait Regaudin fou de joie, élevant la bourse et la soupesant. Même, ajouta-t-il, que cette divine bourse me paraît peser un peu plus que les mille livres !

— L’intérêt !… ajouta sententieusement Pertuluis.

Puis, marchant brusquement vers son compère, il essaya de lui enlever la bourse, disant :

— Comptons et partageons !

— Comptons et partageons !

— Pas de ça ! grogna Regaudin aigrement. Je touche, donc je tiens les finances. Voilà ! ajouta-t-il, en laissant tomber une poignée de louis d’or dans la main de Pertuluis.

Celui-ci soupira et enfouit la monnaie dans l’une de ses poches. Il ne se rebella pas ; car il était entendu que celui des deux qui touchait le premier telle somme d’argent en administrait la dépense jusqu’à épuisement.

Soudain, Pertuluis tendit l’oreille et sourit largement. Puis il cria à Regaudin, qui s’était mis à danser et à chanter autour de la mère Rodioux, qui demeurait toujours sans connaissance :

— Silence donc ! Regaudin, n’entends-tu pas ?

— Je n’entends que le merveilleux carillon de cette bourse !

Sautant et fredonnant des airs joyeux Regaudin continuait à faire tinter les pièces d’or à ses oreilles.

— Chut donc, animal ! vociféra Pertuluis en lançant à son camarade un coup de pied qui l’envoya rouler à quelque cinq ou six pieds.

Regaudin se releva en gémissant et demanda :

— Qu’est-ce donc que tu entends de plus divin que l’harmonie de cette monnaie ?

— Hé ! ventre-de-crapaud ! vas-tu museler ta crécelle maudite ? hurla Pertuluis. Je te dis d’écouter !

Il tendait l’oreille à l’entrée du passage qui longeait les trois chambres du logis.

Regaudin se décida de garder le silence.

Un faible gémissement de femme se confondait avec les bruits du vent. Regaudin s’était rapproché de son compagnon.

— C’est la voix plaintive que j’ai entendue la nuit passée, murmura Pertuluis… c’est cette jeune femme !

— Oh ! oh ! fit Regaudin en écarquillant les yeux, y aurait-il là un autre mille livres ?

— Tout juste… attends-moi !

Pertuluis se glissa dans le passage, puis pencha la tête dans la première porte ouverte qu’il découvrit ; c’était la chambre de la mère Rodioux, et elle était vide. Il alla à la seconde porte ; là encore la chambre était déserte.