Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/76

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
LA BESACE DE HAINE

— Faites vite ! souffla-t-elle.

Deschenaux bondit.

Héloïse, assise sur le bord de son grabat écoutait, haletante, les bruits de la bataille, et elle demandait à Dieu de donner la victoire à Flambard dont elle avait reconnu la voix. Mais en voyant paraître Deschenaux, elle poussa un cri terrible. Lui, se jeta sur la jeune femme, la roula dans une couverture et la prit dans ses bras pour reprendre immédiatement le chemin de la cuisine.

— Par ici ! lui cria la mère Rodioux qui tenait la porte ouverte sur la petite cour à l’arrière de la taverne. La tempête rugissait de plus en plus au dehors, Deschenaux s’y jeta avec sa proie dans ses bras, et la mère Rodioux referma vivement la porte.

Mais Flambard avait entendu le cri poussé par Héloïse.

— Par les deux cornes de Lucifer ! jura-t-il. Est-ce qu’on égorge les femmes par là ? Oh ! oh ! ajouta-t-il, étonné, où est allé ce Deschenaux du diable ?

Il fut agité par un pressentiment qui mouilla d’une sueur glacée la racine de ses cheveux. Et alors, par un prodige remarquable, il passa de la défensive à l’attaque à la plus grande surprise des deux grenadiers. Sa rapière voltigea et siffla terriblement, et elle domina tous les bruits de l’ouragan abattu sur la cité. Puis la lame étincelante atteignit Regaudin à l’épaule gauche. Le grenadier laissa tomber son épée et s’écrasa sur le plancher. Flambard fit un bond contre Pertuluis ; les deux rapières, dans le choc qui suivit, jetèrent des étincelles, et celle de Pertuluis s’envola de sa main, monta au plafond, résonna bruyamment et retomba aux pieds du « chevalier » qui demeura tout hébété…

— Père Croquelin ! hurla aussitôt Flambard, suivez-moi !

Sans plus s’occuper des deux grenadiers, notre héros s’élança vers la porte de la cuisine que d’un coup d’épaule il enfonça.

Il se trouva dans la cuisine juste au moment où la mère Rodioux refermait la porte sur Deschenaux qui emportait Héloïse de Maubertin.

— Par ici, père Croquelin, cria Flambard !

D’un coup de poing il envoya rouler la mère Rodioux à dix pieds sur le plancher où elle demeura évanouie. D’un autre coup d’épaule il fit voler cette seconde porte en éclats et se rua dans la tempête, seulement guidé par son pressentiment.

Le père Croquelin suivait derrière ; toutefois, avant de sortir, il regarda la mère Rodioux étendue inerte sur le plancher et murmura :

— Si vous avez fauté, la mère, ça va vous coûter cher, car je connais Flambard… Gare à vous, donc !

Et il disparut à son tour dans la bourrasque de neige…


— IV —

LES MILLE LIVRES DE PERTULUIS ET REGAUDIN


Étourdis et fort penauds, Pertuluis et Regaudin se regardaient comme chats échaudés : Regaudin tapotant son épaule gauche, Pertuluis tripotant sa panse endommagée par la rapière de Flambard. Puis, soupirant et hoquetant, les deux compères se mirent à panser leurs légères blessures.

Pertuluis bégaya :

— J’ai soif !

Regaudin bredouilla :

— J’ai la gorge desséchée comme un ruisseau à sec !

— Ohé ! la mère… appela Pertuluis.

— Biche-de-bois ! où est ma rapière ? demanda Regaudin.

Ventre-de-grenouille ! où est ma rapière ? fit comme un écho la voix de Pertuluis.

Tous deux, découvrant leurs épées gisant par terre, rougirent violemment.

— La gueuse ! grommela Pertuluis en ramassant sa rapière, comment a-t-elle pu échapper de ma main ?

— Cette satanée lame ! fit Regaudin en relevant son épée, je jurerais que la mère Rodioux en a graissé la poignée avec le lard d’un goret !

— Une chose sûre, reprit Pertuluis, ce Flambard de cochon allait crever, car j’avais ce coup tout paré… Tu connais ce coup, Regaudin ? Mais tu sais, pour le réussir à point il y a une manière de se glisser les doigts autour de la poignée, et alors — peut-être étais-je trop soûl ? — oui, alors, la poignée m’a échappé ! Holà ! la mère Rodioux, vociféra-t-il aussitôt, va-t-il falloir s’égosiller pour commander rien que deux petits carafons ?