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LA BESACE DE HAINE

disons-le, tout ce qui touchait au cœur du comte touchait au cœur de Flambard. Or, pris qu’il était avec ces êtres chers dans un engrenage de haines et de vengeances dans lequel il se débattait vainement, rien d’étonnant qu’à la fin il fût saisi de découragement.

Mais le découragement, ne pouvait avoir une longue emprise sur une âme trempée comme celle de notre héros. Il se roidit contre le mauvais sort, il redressa sa haute taille et il prit une résolution terrible. Mais avant d’exécuter cette résolution, il décida d’attendre la venue de M. de Vaudreuil, qui avait annoncé son arrivée à Québec pour les derniers jours de l’hiver.

Que devenait donc pendant ce temps Héloïse de Maubertin, la femme de Jean Vaucourt ?

Nous savons comment Rose Peluchet avait, un matin d’octobre, découvert la jeune femme gisant inanimée sur le pavé de la rue, et comment elle l’avait transportée au cabaret de la mère Rodioux. Nous nous rappelons aussi ce, qu’avait dit la tenancière en reconnaissant Héloïse :

— Merci, la Pluchotte, tu viens de m’apporter une fortune !

La mère Rodioux avait de suite deviné qu’il se passait quelque chose d’intéressant dans la vie de cette jeune femme, et elle avait pensé qu’elle pourrait sûrement profiter, en sachant s’y prendre, de cette chose intéressante : elle avait flairé simplement une rançon. Héloïse avait donc quitté une prison et une geôlière pour tomber inopinément dans une autre geôle. Que deviendrait-elle cette fois ?…

Après le départ de la Pluchette, le premier soin de la mère Rodioux fut de rappeler Héloïse à la vie. Elle réussit à la ranimer en lui faisant absorber de l’eau-de-vie sucrée, puis elle l’alla coucher sur un grabat crasseux d’une petite chambre non moins crasseuse du logis voisin qu’une simple cloison de planches, comme nous le savons, séparait de la salle de la taverne.

D’abord, tout en étant revenue à la vie, Héloïse était encore trop faible pour se reconnaître. Ce fut le lendemain seulement que son souvenir lui rappela l’image affreuse de la mère Rodioux, quand elle vit la mégère penchée au-dessus d’elle. Elle fut aussitôt saisie d’horreur. Sa pensée encore vagabonde oscilla dans un vertige de désespoir, en songeant qu’elle avait fui un bourreau terrible pour tomber entre les mains d’un autre bourreau non moins redoutable.

Puis elle succomba sous le poids d’un sommeil léthargique.

Disons seulement que la jeune femme demeura confinée dans cette chambre noire et sans air durant cinq mois, sans voir d’autres êtres humains que la mère Rodioux, qui lui apportait trois fois par jour un peu de pain noir et de légumes avec une tasse de mauvais vin ou de cidre, et la Pluchette, qui, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, apportait quelques douceurs et consolations à la pauvre recluse. Car la Pluchette avait été sévèrement avertie par sa patronne de ne pas s’occuper de la jeune femme, et surtout de ne pas divulguer sa présence dans ce taudis. Rose Peluchet, qui tenait à sa place de servante, ne manqua pas d’observer les ordonnances de sa patronne, mais comme c’était une bonne fille et qu’elle avait bon cœur, elle avait conçu une grande sympathie pour cette malheureuse jeune femme, et elle s’était promis de lui venir en aide si elle en avait l’occasion.

Pour mieux comprendre les scènes qui vont suivre bientôt, nous ferons une courte description de l’ancien logis du père Croquelin.

Au temps qu’il était habité par l’ancien mendiant, il ne comprenait qu’une pièce unique. Lorsque la mère Rodioux acquit ce logement contigu au sien et lorsqu’elle décida d’établir une taverne, elle choisit son propre logement, parce qu’il donnait sur la ruelle, pour en faire sa salle de débit, et du logement voisin elle fit ses appartements privés. Le logement du père Croquelin n’avait qu’une fenêtre donnant sur une cour en arrière de la ruelle, et une porte de sortie ouvrant sur la même cour. La mère Rodioux fit dresser une cloison qui séparait en deux le logement. Là où étaient la fenêtre et la porte elle fit la cuisine. Il s’y trouvait un fourneau et un foyer qui permettaient, l’un de chauffer la baraque, l’autre de cuire les aliments. L’autre extrémité du logement fut divisée en trois petites chambres, trois cellules plutôt, auxquelles on arrivait par un étroit passage horizontal longeant la cloison qui séparait le logis de la salle de la taverne. La première chambre était celle de la tenancière. Celle du milieu demeurait vacante, elle pouvait servir à héberger une