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— Pour l’amour du bon Dieu ! murmura la jeune fille, qui peut bien être cette femme ?… N’importe ! ajouta-t-elle, on ne peut toujours pas la laisser là à crever de froid et de faim !

Sans plus, Rose déposa son panier par terre, souleva la femme dans ses bras et l’emporta au cabaret.

La mère Rodioux venait de se lever, d’allumer le feu de la cheminée et de commencer à vaquer à ses occupations journalières.

En voyant entrer sa servante avec cette femme inanimée dans ses bras, la mégère s’écria :

— Eh ben ! qu’est-ce que c’est que tu nous apportes pour déjeuner, la Pluchette ?

— Ah ben, patronne, c’est une jeune femme qui était sans vie sur la rue… je l’ai ramassée !

— Tiens ! cette trouvaille !

Rose Peluchet déposa son fardeau sur un grabat près de l’âtre, et la mère Rodioux s’approcha pour voir qui était cette jeune femme.

Les flammes claires du foyer éclairaient vivement les traits livides et amaigris de la jeune femme, et la mère Rodioux en se penchant poussa un cri de surprise :

— Ho ! par la bonne sainte des saintes !… est-ce ben possible ce que je vois ?

— Ah ben, patronne, allez-vous me dire qu’on connaît la dame ?

— Si on la connaît ?… j’te pense, et ce n’est pas la dernière venue !

La mère Rodioux ricana aigrement et ajouta :

— Veux-tu savoir son nom, Rose ?… Elle s’appelle madame Jean Vaucourt, et c’est la fille du comte de Maubertin !

— Ho !… fit Rose Peluchet avec admiration.

La mère Rodioux se pencha à l’oreille de sa servante et avec un ricanement sinistre, elle ajouta :

— Merci, la Pluchette… tu viens de m’apporter une fortune !

— Une fortune !…

Et la Pluchette, croyant que la mère Rodioux avait perdu la boule, partit de rire et s’élança dehors pour aller reprendre son panier et courir aux provisions.




Deuxième Partie

HAINE CONTRE HAINE

— I —

L’AGONIE DE LA NOUVELLE-FRANCE


C’était l’agonie…

La Nouvelle-France ne rendait plus qu’un souffle difficile, un souffle entrecoupé de hoquets !

Livide et mourante entre les serres des oiseaux de proie qui la tenaillaient depuis dix ans, meurtrie et déchirée par une nuée d’ennemis qui n’avaient cessé de la larder durant plus d’un siècle, la colonie n’émettait plus qu’un râle douloureux !

C’était le commencement de la fin !

Sa mère, La France, paraissait l’oublier et elle la laissait aller à son sort effrayant ; ou plutôt ceux qui dirigeaient la France — pour être juste — le roi, ses ministres et son parlement se désintéressaient jour après jour de cette colonie qui ne leur paraissait qu’un fardeau inutile et encombrant. Là-bas, tandis qu’on menait à toutes guides le char cahotant de l’État, cette colonie, qu’estimait tant l’Angleterre et qu’elle convoitait parce qu’elle avait le flair que ne possédait pas, hélas ! un roi Louis XV, on la jetait par-dessus bord !

Depuis le commencement de cette guerre de Sept Ans la France, qui avait éprouvé plus de revers qu’elle n’avait compté de succès, la France, épuisée, malade, indécise, se laissait aller sur la pente des désastres ! Ou plutôt, encore, les hommes incapables qui la menaient semblaient la pousser davantage sur cette pente terrible… pente qui aboutissait à un abîme effrayant : la révolution !

La Nouvelle-France sentait le vertige de l’abîme même au lointain où elle se trouvait, elle en subissait elle-même la formidable attraction. Mais, plus consciente de son devoir, de son honneur, elle résistait à la poussée, à l’attraction. Elle s’agrippait aux bords de la pente et, par efforts inouïs, par sacrifices incalculables, par un héroïsme surhumain elle réussissait à éviter le tourbillon et à remonter le long de la glissade échevelée ! Et elle allait réussir complètement, elle allait échapper à la chute