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LA BESACE DE HAINE

Chabannes, elle ne pouvait rassembler aucun souvenir. Ah ! non… elle était trop jeune, elle venait à peine de naître. Mais elle n’oubliait pas l’image douce, souffreteuse, de celle qui avait été sa seconde mère, l’épouse de Lardinet. Durant une heure Marguerite se laissa emporter dans les sphères du rêve, et elle subissait une si douce émotion à revivre avec des êtres qu’elle n’avait pas connus, comme son père et sa mère, que des larmes roulaient lentement de ses yeux.

Puis, quittant le rêve, elle reprit la lecture des autres pièces recueillies par le comte de Maubertin.

La nuit avançait. Le silence était devenu solennel, et l’on n’entendait que la respiration affaiblie des malades de la salle.

Tout dormait.

Tout ?… Non !… Un homme veillait, un homme qui guettait le moment opportun pour accomplir un crime monstrueux, un sacrilège, dans cette maison sainte, un crime de haine et de vengeance. Il s’était dit qu’il attendrait deux heures pour être certain que les autres malades et la surveillante dormiraient.

Mais cette surveillante ne semblait pas dormir, le vicomte l’entendait remuer des papiers, il l’entendait parfois soupirer, et cette surveillante, c’était Marguerite de Loisel dont la vue l’avait excessivement troublé, dont le regard perçant l’avait traversé comme un fer rougi au feu !

À cette pensée le vicomte exprima un sourire de dédain.

Bah ! que lui importait Marguerite de Loisel, ou plutôt cette fille de roture, cette Lardinet qui n’était qu’un rebut de l’espèce humaine, et que de pieuses femmes charitables avaient recueillie dans la boue pour l’abriter sous leur toit hospitalier !

Non, cette Lardinet ne valait pas qu’on s’occupât d’elle, il la méprisait !

Il repoussait son image, il n’avait pas le temps ou de s’émouvoir ou de s’attendrir ; il était venu là pour accomplir une vengeance, une vengeance qu’il avait longtemps méditée, qu’il avait savourée en secret. Cette vengeance, c’était de tuer Jean Vaucourt et de sa jeune et belle femme faire sa maîtresse, son esclave. Que lui importait le reste du monde !

Et cette vengeance, enfin, il la tenait : Vaucourt était là, non loin de lui, dans une chambre voisine de la salle… il était là blessé, endormi peut-être, mais sûrement à demi mort ! Oui, Jean Vaucourt était là à la portée de sa main criminelle !…

Et, pas bien loin de l’Hôpital-Général, dans une belle demeure et sous la surveillance d’une jeune fille en qui il pouvait avoir confiance, était la femme de Vaucourt ; et cette femme, exquise par sa jeunesse, sa beauté et sa vertu, serait à lui dès qu’il jugerait le moment venu !

Or, ce moment venu, ce serait après la disparition de l’homme, du mari… Jean Vaucourt !

— Allons ! se dit soudain de Loys, l’heure est venue !

Il se glissa doucement hors de son lit, se mit à quatre sur le plancher et lentement rampa vers l’allée. Il y avait juste assez de lumière répandue par la veilleuse pour lui permettre de se guider. Toujours rampant et rasant le pied des lits, il traversa l’allée dans sa longueur vers la porte ouverte du corridor. Il avait estimé qu’il faudrait en tout dix minutes pour atteindre la chambre du capitaine canadien, accomplir son œuvre de mort, et revenir à son lit.

Il atteignit le corridor, et à sa gauche se trouvait la chambre de Jean Vaucourt dont la porte était légèrement entre-bâillée. Dans la chambre il y avait également une veilleuse allumée et posée sur une table au chevet du lit. La pâle clarté de la veilleuse lui permit de voir un être humain couché sur le lit, enveloppé jusqu’au menton. Le visage de cet homme était encadré d’une courte barbe noire, mais le vicomte reconnut Jean Vaucourt.

Le capitaine paraissait plongé dans un profond sommeil.

De Loys poussa un peu la porte, et il rampa dans la chambre. Au pied du lit il s’arrêta un instant pour assujettir dans sa main droite le poignard qu’il avait dissimulé sous ses vêtements. Puis, de nouveau, il avança vers le chevet. Là, il se dressa sur les genoux, leva le poignard… Mais il ne frappa pas tout de suite. De sa main gauche qui ne tremblait pas, il écarta doucement les couvertures pour découvrir la poitrine. Le blessé fit un mouvement, et de Loys croyant qu’il s’éveillait, plongea rapidement son arme dans le sein du capitaine.

Un long gémissement s’échappa de la bouche du blessé… et au même instant sa main droite se crispa avec une force prodigieuse sur la main du vicomte. Mais brusquement de Loys abandonna le manche de l’arme et dégagea sa main de celle du capitaine. Les paupières de Jean Vaucourt avaient vivement papilloté, puis tout son être était demeuré immobile et comme mort. De Loys, à cette