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LA BESACE DE HAINE

les gueules distillaient sans cesse un poison mortel !

Elle n’avait donc pu oublier le vicomte ! L’oublier ?… Ah ! comme elle l’avait méprisé… haï !

Elle l’avait haï, même quand on lui avait dit de pardonner ! Elle l’avait haï et, chose curieuse, elle avait voulu pardonner en même temps ! Elle l’avait haï, et, à la fin, elle avait pardonné ! Elle l’avait haï, et, pourtant, il lui avait semblé qu’elle ne le haïssait pas ! Mais alors ce n’était donc pas la haine qui l’animait ? Peut-être voulait-elle seulement haïr, sans y arriver !…

Puis, le temps avait marché… deux ans s’étaient écoulés.

Marguerite n’avait plus revu le vicomte.

Elle avait à peine entendu parler de lui.

Et voilà qu’elle le revoyait tout à coup, elle le revoyait, pâle, blessé d’un coup d’épée, couché sur un lit d’hôpital !

De cette seconde même tout le passé était revenu brusquement à son esprit apaisé, ce passé terrible qu’elle avait essayé d’oublier.

Oui, elle retrouvait soudain devant elle un acteur effrayant de son passé, elle le retrouvait blessé… mais non blessé à la guerre, sur le champ d’honneur, puisque, comme elle le savait, le vicomte était demeuré en la cité de Québec durant cette belle campagne.

Elle pensa de suite qu’il avait été blessé dans une bagarre quelconque !

Quoi ! se jetait-il encore dans les bagarres ?

N’avait-il pas changé de vie ?

C’était donc toujours ce même jeune seigneur fat, libertin, et batailleur ?

Et quel crime pouvait-il avoir commis encore ? Combien d’autres folies n’avait-il pas commises depuis ce soir affreux du 30 septembre 1756 ?

Alors, pour échapper à toutes ces pensées qui venaient trop brutalement assaillir sa mémoire, elle entra vivement dans la cellule, y déposa le petit paquet qu’elle avait apporté, et revint dans la salle où une à une elle éteignit les lampes. Il était neuf heures.

Elle ne laissa brûler qu’une veilleuse posée sur une table au centre de l’allée qui séparait les deux rangées de lits.

Puis, tout étant tranquille, elle regagna sa cellule.

Le vicomte avait observé tous ses mouvements, et lorsqu’elle revint vers sa cellule, dans la demi-nuit qui régnait sur la salle, il osa la regarder, croyant que Marguerite ignorait sa présence si près d’elle. Or, il frémit malgré tout son courage quand son regard se choqua aux rayons qui s’échappaient des prunelles sombres de Marguerite : elle l’avait encore regardé comme malgré elle !

Elle pénétra hâtivement dans sa cellule.

La cellule était meublée uniquement d’un petit lit et d’une petite table. Sur cette table était une veilleuse à abat-jour. Marguerite s’assit sur le bord du lit et ouvrit d’une main légèrement tremblante le petit paquet qu’elle avait apporté. C’était la liasse des documents relatifs à sa naissance que lui avait remis, la nuit précédente, Flambard. Elle n’avait pas eu le temps durant toute cette journée de prendre connaissance de ces documents. Elle avait attendu avec hâte que vînt le soir, et maintenant dans le silence et le calme de la nuit elle pouvait satisfaire sa juste curiosité.

Longtemps elle demeura plongée dans cette lecture qui lui révélait ce qu’elle était. Elle lut surtout avec avidité l’acte de sa naissance et celui de son baptême. Ce dernier l’avait fait frémir : elle était bien véritablement la filleule de l’intendant Bigot. Elle avait été baptisée trois ans après sa naissance à Versailles, au cours d’un voyage que son père, le véritable baron de Loisel, avait fait des Indes en France, et elle avait eu pour parrain le sieur François Bigot, et, pour marraine, une cousine de ce dernier, Mlle  Virginie de Puysieulx. On lui avait donné les noms de Virginie-Françoise-Marguerite. Ce nom qu’elle portait lui venait de sa mère, une demoiselle Marguerite de Chabannes. Si Marguerite se sentit mal de se voir la filleule de Bigot, par contre elle se réjouit intérieurement de n’être pas fille de roture, comme le lui avait reproché le vicomte de Loys. Elle était de petite noblesse, mais de noblesse tout de même. Si les barons de Loisel avaient acquis peu de gloire, par contre les Chabannes occupaient une belle place dans l’histoire de la noblesse française. En effet, un Chabannes n’avait-il pas été l’un des lieutenants de Jeanne d’Arc au siège d’Orléans ? C’était donc pour Marguerite une révélation précieuse et qui la sortait de la déchéance où l’avait jetée l’infâme Lardinet.

Pendant un moment Marguerite essaya de se rappeler l’image de son père et celui de sa mère. De son père, oui, maintenant qu’elle savait, elle se souvenait vaguement d’un homme jeune encore qui se penchait sur son front et y posait tendrement ses lèvres ; et cet homme, le vrai baron de Loisel, lui semblait avoir quelque ressemblance de traits avec ce Lardinet ! Mais de sa mère, de cette Marguerite de