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nom, elle avait mis les rieurs de son côté, et, finalement, elle était demeurée une fille honnête, respectée, admirée. Du reste, elle possédait le meilleur tempérament, du moment qu’on n’essayait pas de lui mettre le talon sur les orteils, elle travaillait comme quatre, et le buveur assoiffé était servi au regard et au geste. En effet, dès que paraissait un habitué, Rose accourait avec le cabaret aux mains, le flacon d’eau-de-mort et la tasse de pierre.

Ce soir du 20 octobre on avait tellement soif — et c’est à penser qu’on avait peu bu durant les opérations militaires de la saison qui finissait — qu’on entendait de tous côtés appeler à tue-tête :

— La Pluchette ! La Pluchette !…

Car Rose Peluchet avait le soin des tables, tandis que la mère Rodioux, digne matronne, ne se dérangeait pas de son comptoir où elle servait sur le pouce. Or ne buvaient au comptoir que les poireaux qui tenaient sur leurs tiges ; quand les tiges fléchissaient, c’était signe d’agonie, et le buveur allait titubant s’affaisser sur un siège près d’une table où il pouvait à son aise continuer à se suicider en s’empoisonnant.

Mais ce soir-là, qui ne pouvait tenir sur ses tibias devait bon gré mal gré « s’affranchir » — comme disait Rose en riant — sur le plancher graisseux, couvert de crachats et de terre, car tables et escabeaux étaient tous pris et occupés.

Dans les coins on voyait des fusils appuyés contre les murs, on en voyait aussi couchés sur les tables rouges de vin répandu.

Au sein du tumulte qui régnait, parmi les éclats de rire et les éclats de voix, on entendit partir du coin le plus reculé de la salle cet appel sonore et péremptoire :

— Hé ! La Pluchette, ici… un autre carafon !

C’était une voix de stentor qui venait de vibrer et de dominer tous les bruits, et cette voix appartenait à un terrible gaillard, la face toute balafrée, avec une taille de géant, le bras gauche en écharpe, et portant au côté gauche une longue et pesante rapière.

Rose accourut.

— Voici le carafon, chevalier… J’ai choisi le meilleur, connaissant vos goûts raffinés et ceux de votre écuyer…

— Bien, bien, ma belle enfant, grogna le colosse avec un sourire affreux. Va-t-en ! ajouta-t-il, tu reviendras lorsque je te rappellerai.

Rose obéit à l’ordre.

Et le colosse, ayant empli deux tasses de pierre de la liqueur jaune contenue dans le carafon, dit à son compagnon :

— Allons ! bois, on en a manqué pas mal là-bas… il faut se rattraper !

— À ta santé, Pertuluis !

— À ta santé et à la France ! Regaudin, répondit le colosse en vidant d’un trait énorme sa tasse d’eau-de-vie.

Son compagnon, que Rose avait appelé « votre écuyer » et qu’il avait nommé Regaudin, but lentement et silencieusement sa tasse comme pour en mieux savourer l’arôme et le piquant. C’était un autre gaillard à l’air non moins redoutable, de haute taille également, mais plus mince. Sa figure maigre et sèche était encadrée de longs cheveux noirs et sales qui pendaient sous les bords d’un tricorne tout déformé et troué par les balles. Son uniforme de grenadier était tout déchiré, de même qu’étaient tout en lambeaux l’uniforme de son compagnon et les uniformes des soldats qui buvaient ce soir-là chez la mère Rodioux.

Car, disons-le, les régiments français et coloniaux étaient revenus de Carillon à demi nus et affamés, ils ne se soutenaient, pour ainsi dire, que par l’ivresse de la belle victoire qu’ils avaient remportée contre les Anglais. Ceux qui ne faisaient pas partie des garnisons sur les frontières étaient, pour un grand nombre, rentrés dans l’intérieur du pays. Des bataillons étaient demeurés à Montréal, d’autres au Fort Saint-Jean, d’autres étaient venus à Québec. Presque toutes les compagnies de milices, qui, pour la plupart, étaient formées de paysans, avaient été licenciées, et les paysans renvoyés sur leurs terres. Sur les quatre mille hommes qui avaient été envoyés à Carillon, trois mille étaient revenus au pays, les autres étant demeurés là-bas en cas de retour possible des Anglais.

Voilà donc comment nous trouvons les tavernes et cabarets de Québec assiégés par les soldats.

Les deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin, qui avaient un air de terribles pourfendeurs, se tenaient à l’écart des autres buveurs parce qu’ils étaient d’un autre régiment. Car les grenadiers, à cette époque, se fardaient facilement d’une certaine vanité, et ils affectaient une grande supériorité sur les autres corps de l’infanterie. Ils ne manquaient pas de laisser voir tout le dédain qu’ils avaient pour les troupiers ordinaires, et, plus spécialement, pour les miliciens qui, générale-