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LA BESACE DE HAINE

En peu de temps une troupe énorme de badauds et de commères se joignit au cortège, entoura le groupe hilare et l’accompagna jusqu’aux portes du Palais, où bientôt stationnait la ville entière dans l’attente d’un événement remarquable.

Une clameur joyeuse emplissait l’espace et applaudissait le cortège. Mais ce fut bien autre charivari lorsqu’il pénétra dans le grand vestibule du Palais où se trouvaient encore réunis une centaine de gardes, huissiers et valets qui n’étaient pas revenus de leur émoi créé par l’apparition de Flambard le matin. À l’apparition du cortège il se produisit un tumulte si joyeux et si formidable que l’édifice tressaillit jusqu’en ses fondations. Les gardes, criant, riant, gesticulant, frappaient à tour de bras du plat de leurs épées la besace attachée au dos du père Croquelin.

On entendait :

— Pique la Besace de Haine !

— Pique ! pique !…

Le père Croquelin, jusque-là muet et calme, poussa un sourd gémissement. Des gardes, moins scrupuleux, avaient passé la pointe de leurs épées au travers de la besace et enfoncé de l’acier dans les côtes de l’ancien mendiant. La meute faillit s’étouffer de rire en entendant ces gémissements. D’autres pointes pénétrèrent dans les reins du père Croquelin qui, à la fin, s’affaissa sur les dalles à demi privé de connaissance.

Alors, on eût dit une bande de démons à voir les gardes, huissiers et valets danser autour du corps de l’ancien mendiant et à les entendre hurler. Un peu à l’écart, le vicomte, de Coulevent et Deschenaux que le tumulte avait attiré là, riaient, se pâmaient et se tenaient le ventre à deux mains.

Soudain, les éclats de rires et les hurlements furent traversés par un rugissement de bête fauve… un rugissement si formidable que tous les cœurs tremblèrent d’effroi, que toutes les langues se figèrent, que tous les sangs se glacèrent, et un monstre apparut ! Mais était-ce bien un monstre ?… Non… c’était un homme… un homme tout couvert de boue, mais un homme armé d’une longue et flamboyante rapière, un géant dont la voix nasillarde éclata comme un tonnerre :

— Par les deux cornes de Lucifer !

Et ce géant se jeta à corps perdu dans la bande des gardes et huissiers, en manœuvrant son effrayante rapière. Contre cette rapière cent épées se choquèrent aussitôt.

De Loys et de Coulevent s’élancèrent à la tête des gardes en hurlant :

— Flambard !… Mort à ce chien de Flambard !

Deschenaux, toujours lâche et la peur lui serrant les jarrets, s’était vivement éclipsé.

— Flambard ! Flambard !… rugirent les gardes avec haine.

Un terrible choc d’épées s’était produit, et un choc si rapide que dix gardes furent étendus sur le carreau par l’effrayante rapière de Flambard qu’on entendait ricaner et qui comptait :

— Une… deux… Pique ! Trois… Plante !

De Loys fut assez profondément atteint à l’épaule gauche. De Coulevent et un garde le tirèrent aussitôt de la mêlée pour le conduire dans un appartement retiré.

— Perce !… continuait Flambard… quatre… cinq… six !

La moitié des gardes, huissiers et valets, déjà saisie d’épouvante, fuyait de tous côtés.

Au dehors, la masse du peuple hurlait et voulait enfoncer les portes closes, pour assister à ce spectacle unique qu’elle devinait.

— Troue ! Crève !… poursuivait Flambard. Neuf… dix… onze !

Jurons de tous genres et malédictions se joignaient aux râles d’agonie.

Puis la panique étant devenue générale, Flambard, tout essoufflé et sachant qu’il n’était pas fait pour travailler ainsi l’éternité durant, crut voir une sortie devant lui.

Il bondit jusqu’au père Croquelin, écarta trois ou quatre cadavres tombés par-dessus l’ancien mendiant, souleva celui-ci, le mit sous son bras gauche, et s’élança vers la grande porte que le peuple venait enfin d’enfoncer.

— Place !… tonna Flambard en pointant sa rapière sanglante.


Dans la masse du peuple ce fut une reculade terrible, une mêlée affreuse, un reflux précipité où maints badauds et femmes roulèrent sur le pavé et sous les pas des fuyards. Ce fut comme un écrasement sinistre qui se fit de toutes parts à la vue de ce géant, qui semblait semer la mort de la pointe de sa rapière !


Et Flambard passa… il passa sur des ventres gonflés de peur, sur des dos aplatis, sur des faces crispées d’effroi, et il écrasa des nez, des gueules tordues et vociférantes, des seins mis à nu… il passa comme la Bête de l’Apocalypse ! Ce fut une trombe…