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LA BESACE DE HAINE

le-toi certain soufflet que certain clerc de not…

— Par la Mort-Dieu ! de Coulevent, ce vieux croquant va m’outrager ! Que penses-tu ?

— Je pense qu’on pourrait le crucifier avec sa besace et le laisser crever lentement de sa haine !

De Loys se mit à rire aux éclats.

— J’ai mieux que cela en attendant le crucifiement, dont je ne rejette pas tout à fait l’idée pour le moment. Car je conçois que ce mendiant est un détrousseur d’honnêtes gentilshommes et un cambrioleur qui a mérité la hart au col. Toutefois et attendu que nous n’avons pas encore célébré la victoire de nos armes à Carillon, je veux que ce soit aujourd’hui jour de fête et de réjouissances ; après nous verrons !

— Urgel ! appela-t-il aussitôt.

Le domestique ainsi interpellé s’approcha.

Le vicomte l’attira à l’écart et lui donna à voix basse quelques instructions mystérieuses. Le domestique s’empressa d’aller exécuter les instructions reçues.

— À présent, de Coulevent, reprit de Loys, viens ici. Vous, gardes, veillez bien sur ce cambrioleur ; s’il faisait mine de vouloir déguerpir, assommez-le quelque peu du pommeau de vos épées !

Les gardes se mirent à rire.

Il n’y avait, certes, aucun danger que le père Croquelin, l’eût-il voulu, prît la poudre d’escampette, parce que, après avoir été jeté sur le plancher du vestibule, il avait été bien et dûment garrotté. D’ailleurs l’ancien mendiant en avait pris son parti : indifférent à ce qui se passait autour de lui, il comptait recouvrer bientôt sa liberté en pensant que Flambard, ne le voyant pas reparaître, se mettrait à sa recherche et finirait bien par le découvrir.

Tout de même, en attendant, il s’imaginait bien qu’il allait passer un mauvais quart d’heure. Il se préparait à subir son sort stoïquement. Ah ! s’il avait pu deviner ce qui arrivait à Flambard à ce moment même au Palais de l’Intendance… à Flambard prisonnier dans une oubliette, se débattant avec la mort. Et quelle mort !… Une mort si horrible, que le père Croquelin aurait préféré mille fois son propre martyre à celui que subissait le spadassin !

Cependant de Loys et de Coulevent s’étaient retirés dans le petit salon avoisinant le vestibule, et s’entretenaient là mystérieusement. De temps à autre on percevait leurs rires étouffés. Un quart d’heure s’écoula ainsi. Puis Urgel, le valet de chambre, vint prévenir son maître qu’il avait accompli les instructions reçues. En même temps il déployait une banderole de toile blanche sur laquelle il avait tracé avec de l’encre ces mots en gros caractères :


LA BESACE DE HAINE


— Bien dit de Loys en prenant la banderole.

De Coulevent riait.

Le vicomte s’approcha du groupe des gardes et commanda :

— Relevez le mendiant !

Les gardes obéirent, étonnés et ne sachant quelle idée géniale pouvait bien avoir le vicomte.

Lui, à l’aide d’épingles, attacha la banderole au dos du père Croquelin et à même la besace du père Achard.

Les gardes, alors, crurent comprendre et ils éclatèrent d’un rire énorme.

— Qu’on lui délie les pieds ! ordonna de Loys.

Un garde coupa les liens.

— Et maintenant, ajouta de Loys, deux d’entre vous escorteront le mendiant à la Besace de Haine, et les autres, à la file, suivront.

Puis, d’une voix joyeuse, il clama :

— Hé ! marche… au Palais de l’Intendance !… Vive la Besace de Haine !

— Vive la Besace de Haine ! vociféra de Coulevent d’une voix de stentor.

— Vive la Besace de Haine ! hurlèrent les dix gardes enthousiasmés.

Les deux domestiques, pour ne pas passer pour moins singes, jetèrent :

— Vive la Besace de Haine !

Et le cortège, ouvert par le père Croquelin et ses deux gardes du corps l’épée nue à la main, suivi par huit gardes à la file et fermé par les deux gentilshommes qui riaient à se tordre, se jeta dans la rue et prit la direction du Palais aux cris sans cesse hurlés :

— Vive la Besace de Haine !

Le chahut fit ouvrir précipitamment des fenêtres et des portes du voisinage, et des têtes effarées apparurent croyant qu’une émeute éclatait. Puis, découvrant qu’il s’agissait d’un amusement nouveau genre, ces têtes partirent de rire.

Le cortège défilait dans la rue et vers le Palais.