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LA BESACE DE HAINE

les rideaux des croisées. Et l’ancien mendiant failli tomber à la renverse en reconnaissant, accroché à un pan de mur, la besace du père Achard. Il ne fit qu’un bond et il se trouva dans la chambre. Il décrocha à la hâte la besace, la jeta sur son dos et hâtivement reprit le chemin du vestibule. Au moment où il y mettait les pieds, il se trouva nez à nez avec deux domestiques qui se jetèrent sur lui comme deux dogues enragés et le réduisirent à l’impuissance.

— Vois-tu ça, Urgel, dit un des valets, il ne manquait plus que les mendiants se fissent voleurs !

— Il faut croire, répondit l’autre en ricanant, que le métier devient dur !

— Oui, mais celui-ci va pourtant trouver que la besace vaut encore mieux que la potence !…

Pris en flagrant délit, le père Croquelin demeurait coi, ne pouvant trouver une excuse ou une raison pour expliquer son intrusion, et comptant que le hasard viendrait le tirer de ce mauvais pas.


— XI —

LA BESACE DE HAINE


Les deux domestiques, ayant solidement garrotté le père Croquelin, tinrent conseil.

— Il faut aller prévenir monsieur le vicomte ! proposa l’un.

— Où est-il allé ?

— Chez monsieur de Coulevent.

— Oui, mais si d’autres mendiants-voleurs survenaient !… Ne vaudrait-il pas mieux tout d’abord aller chercher des gardes au Palais de l’Intendance, ou au Fort Saint-Louis ?

— Tu as raison, Urgel. Va donc au Palais quérir les services de quelques gardes qui surveilleront la maison en attendant le retour de monsieur le vicomte.

Le domestique, qui répondait au nom d’Urgel, quitta précipitamment la maison et courut vers le Palais de l’Intendance.

Au moment où il arrivait à l’angle de la rue, il fut heurté par deux grands gaillards qui l’envoyèrent rouler au milieu de la chaussée.

— Ôte-toi donc de notre chemin, maraud ! cria l’un.

— L’imbécile ! dit l’autre… comme si maintenant les chevaliers devaient faire place aux laquais de petites maisons… biche-de-bois !

Et les deux individus poursuivirent leur chemin à grandes enjambées.

Le pauvre domestique n’osa pas protester, attendu que les deux malotrus étaient armés de terribles rapières qui leur battaient le mollet des jambes, et qu’ils avaient un air tout à fait féroce. L’un d’eux, surtout, paraissait fort redoutable à sa taille de géant, avec sa voix de tonnerre et sa face balafrée. C’étaient Pertuluis et Regaudin qui, venant de voir entrer Flambard au Palais, détalaient au plus vite pour ne pas se trouver de nouveau face à face avec le terrible spadassin.

Le domestique se ramassa tant bien que mal, et, pestant contre les soudards aveugles, il reprit sa course vers le Palais.

Dix minutes après il ramenait dix gardes avec lui et leur confiait la surveillance du père Croquelin et de la maison. Puis il partait à la recherche du vicomte.

Ce ne fut que vers une heure de relevée que le vicomte rentra chez lui accompagné du chevalier de Coulevent. En apercevant le père Croquelin ils éclatèrent de rire ; leur rire était d’autant plus facile qu’ils étaient tous deux fort éméchés.

— De Coulevent, dit de Loys, j’ai une idée, et ce jour sera jour de fête !

— Voyons cette idée.

— D’abord, vois cette besace !

— Ah ! diable ! est-ce la Besace d’Amour ? se mit à rire plus fort de Coulevent.

— Parfaitement. Tu as vu cette besace accrochée dans ma chambre, et tu sais qu’elle m’appartient ? Or, le père Croquelin, digne serviteur du capitaine Vaucourt, s’étant refait mendiant et croyant que la charité humaine avait fait quelques progrès dans le cœur des humains, a eu l’ingénieuse idée de porter deux besaces au lieu d’une afin de faire plus grands profits. Il est donc venu me prendre ma besace d’Amour.

— Ne m’as-tu pas dit que cette besace était devenue la Besace de Haine ?

— Si fait, par Notre-Dame ! je l’avais oublié. En effet, elle est maintenant la Besace de Haine.

Le père Croquelin demeurait silencieux et indifférent aux rires et aux lazzis des domestiques et des gardes.

De Loys lui cria :

— Eh ! mendiant du diable, ne sais-tu pas que tu portes au dos la Besace de Haine ? Prends garde !

— À quoi ? répliqua le père Croquelin avec un sourire narquois. Si je porte la Besace de Haine, c’est à toi de prendre garde ! Rappel-