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LA BESACE DE HAINE

Héloïse, devant cette scène effroyable qu’elle ne pouvait comprendre, demeurait interdite et presque épouvantée. Elle n’osait ni élever la voix contre l’indignité de Deschenaux, ni porter secours à Mlle Pierrelieu.

Deschenaux, comme tout à coup statufié, laissait aller ses regards pleins de folie de l’une à l’autre des deux femmes.


Or, à la minute même où Deschenaux pénétrait dans la chambre d’Héloïse, M. Pierrelieu et le vicomte de Loys, qui avaient eu ce soir-là à régler certaines affaires… peut-être des affaires de femmes, entraient dans la maison. Aux cris poussés par Hortense ils s’élancèrent vers le premier étage de la maison, pour trouver la jeune fille qui se relevait de sa chute.


D’un coup d’œil Pierrelieu jugea le drame. Il marcha rudement à Deschenaux et dit sur un ton méprisant :

— Gredin, hors d’ici !

Deschenaux s’était reculé, tremblant, plus livide et les regards chargés de lueurs sanglantes.

Mlle Pierrelieu clama en regardant son père :

— C’est cette femme qu’il veut… moi, il me méprise et m’abandonne !

À son tour le vicomte de Loys marcha sur Deschenaux. Il le toisa avec une souveraine hauteur et prononça :

— Monsieur, votre conduite est très étrange. En attendant que monsieur l’intendant vous demande des explications, veuillez vous retirer !

Le ton, les paroles du vicomte piquèrent vivement le secrétaire de Bigot. Il parut sortir de sa torpeur, et, prenant un air et un ton non moins hautains que ceux du vicomte, il rétorqua :

— De quel droit vous mêlez-vous à tout ceci, jeune homme ? Rappelez-vous qui vous êtes et qui je suis !

Et sur ce il marcha rapidement vers l’escalier dans lequel il disparut.

Et Deschenaux avait quitté tout à fait la maison que Pierrelieu, sa fille, le vicomte et Héloïse elle-même demeuraient silencieux et très étonnés. Tous s’entre-regardaient sans pouvoir trouver une parole.

À la fin, M. Pierrelieu s’approcha d’Héloïse comme pour la rassurer.

Hortense prit de Loys à l’écart et lui murmura rapidement, tandis que son regard éclatait de flammes :

— Monsieur le vicomte, si cette jeune femme vous plaît, elle est à vous… je vous laisserai libre jeu !

De Loys sourit avec triomphe.


— VIII —

RACCOMMODEMENT DE COQUINS


Le lendemain, Mlle Pierrelieu s’était levée défaite, livide, malade, le cœur plein de fiel contre Deschenaux, et l’âme remplie de haine pour Héloïse de Maubertin ! Oui, cette nuit-là, Mlle Pierrelieu avait fait des rêves effrayants, des rêves de haine, de vengeance, de sang ! Elle avait rêvé qu’Héloïse avait été complice avec Deschenaux pour faire rater son mariage ! Elle se levait avec ce rêve dans son esprit malade, elle se levait avec la résolution bien prise de se venger… de se venger et de Deschenaux et d’Héloïse ! Elle était malade de folie, incapable de raisonner, le cœur si mordu par la jalousie, par le désappointement, par la rage, par la haine qu’elle cassa une psyché précieuse, qu’elle s’arracha quelques mèches de cheveux… Puis, elle s’écrasa sur son lit et se mit à sangloter.

De ce jour Hortense traita Héloïse en ennemie, elle donna d’impérieuses instructions à ses serviteurs et servantes concernant la jeune femme qu’elle priva d’aliments.

Cela dura quelques jours. Comme Héloïse ne se plaignait pas, Mlle Pierrelieu la fit conduire dans une chambre du rez-de-chaussée, chambre située en arrière des cuisines et réservée aux domestiques, chambre triste et délabrée, étroite, une cellule tout au plus, et qui n’avait qu’une petite fenêtre. Cette fenêtre donnait sur une cour derrière la maison, une cour murée dans laquelle on jetait les déchets, de sorte qu’Héloïse n’apercevait que ce mur et quelques cimes d’arbres de l’autre côté. C’était une vraie prison, dans laquelle il n’y avait qu’un méchant lit de camp ! Quelle différence avec la chambre belle et spacieuse, richement meublée, qu’Héloïse avait habitée là-haut. Par les larges croisées de cette chambre pénétraient de la brise, des parfums et du soleil… par l’étroite fenêtre de la cellule, rien ! En haut, par ces croisées, Héloïse découvrait un grand ciel, quelques demeures somptueuses, des jardins ravissants, de beaux arbres, et par-dessus les cimes, là-bas, les dômes et les clochers de la cité… là, en bas, dans ce cachot, rien !

Héloïse, avec horreur, devina son sort, elle était perdue… Là, elle pleura ! Là, elle