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LA BESACE DE HAINE

enfant si adoré ! Oh ! puissances divines ! et penser que je ne peux me porter à leur secours ! Me dire que ces deux êtres chers, innocentes victimes, endurent à cette heure d’atroces tourments, et que mon bras est incapable de les défendre ! Marguerite, vous avez bu à la coupe des douleurs, vous avez connu la souffrance, et vous devez comprendre ce que je souffre ! On m’avait mis aux lèvres cette coupe amère, affreuse ; mais jamais, Marguerite, jamais, entendez-vous ? je n’ai autant souffert…

Et, comme épuisé, le capitaine se renversa sur le divan, tandis qu’une imprécation mourait sur ses lèvres livides.

Puis, se raidissant de nouveau et dans un dernier gémissement de désespoir, il bégaya :

— Ô Héloïse ! que j’avais espéré serrer dans mes bras… ô mon petit Adélard ! que je pensais cette nuit couvrir de mes baisers fous… qui me les rendra !

— Moi ! prononça rudement Flambard !

— Et moi ! ajouta le père Croquelin qui avait cessé ses gémissements en voyant devant lui une douleur et une souffrance plus grandes que les siennes, et qui, tout à coup, se sentait de taille à passer partout où passerait le spadassin.

Jean Vaucourt, renversé sur sa couche, haletait et râlait. En entendant les voix de Flambard et de l’ancien mendiant, il tourna vers eux ses regards d’agonisant, sourit tristement et, d’une voix à peine distincte, il murmura :

— Merci, mes bons amis…

Alors Marguerite se tourna vers Flambard et dit :

— Il importe, monsieur, de faire transporter sans délai le capitaine à la maison des Hospitalières.

— C’est bien, mademoiselle, je vais donner des ordres.

— Vous viendrez avec moi au couvent, reprit la jeune fille, et là, dans l’intimité, vous pourrez tout à l’aise me faire cette communication…

— De monsieur de Maubertin, acheva Flambard. C’est entendu, mademoiselle. Allons, gardes ! cria-t-il.

Avec beaucoup de précautions et sous la surveillance attentive de Marguerite, le capitaine fut rembarqué dans la charrette en laquelle demeuraient toujours les trois autres blessés. Lorsque la charrette fut prête à partir, Marguerite dit à Flambard :

— Quant à nous, il y a non loin d’ici le cabriolet qui m’a amenée et qui nous conduira à l’Hôpital-Général… venez !

— Un moment, mademoiselle, je vous prie.

Flambard rentra dans la maison où était demeuré le père Croquelin et dit à l’ancien mendiant :

— Père Croquelin, je vous prie de ne pas vous éloigner de cette maison. Je reviendrai bientôt, et nous nous concerterons sur les moyens à prendre pour retrouver madame Héloïse et son petit.

— C’est bien, monsieur Flambard, vous me trouverez au poste.

Flambard s’en alla avec Marguerite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était deux heures du matin.

Jean Vaucourt avait été déposé sur un lit blanc et tiède dans une petite chambre de l’Hôpital, voisine de la salle commune où avaient été transportés le cocher et les deux gardes blessés par les rapières de Pertuluis et de Regaudin.

Au-dessus de la chambre de Jean Vaucourt, et dans une chambre de même dimension uniquement meublée d’une petite table, de deux sièges et d’un lit de camp, Marguerite de Loisel écoutait attentivement Flambard qui parlait.

— Monsieur le comte, ayant eu vent de cette histoire, se rendit à Chandernagor où il réussit à se procurer des détails.

« En effet, Lardinet était venu aux Indes plusieurs années avant le comte. Il y arriva en 1741, sans argent, sans emploi, réduit à tous les expédients. Il venait d’épouser à Paris une petite ouvrière, bonne enfant, confiante, mais très maladive. Elle avait dix-huit ans. Il l’emmena avec lui dans l’Inde. Durant quelque temps il vécut à Pondichéry de tous les métiers, puis il se rendit à Chandernagor. Il y rencontra le baron de Loisel venu dans les Indes pour y placer de forts capitaux. Le baron avait auparavant résidé à Pondichéry quatre ou cinq ans. Il s’y était marié avec la fille d’un négociant, Louis de Chabannes, qui venait de mourir. De ce mariage naquit une enfant… c’était vous, mademoiselle. Madame de Loisel mourut un peu plus d’un an après votre naissance. Ceci se passait, comme vous le verrez par ces documents, en 1737, date de l’acte de votre naissance. À Chandernagor, le baron confia sa petite fille âgée de cinq ans à la femme d’un petit marchand, parce qu’il venait de