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LA BESACE DE HAINE

qui me dit que vous étiez en route pour Québec à bord du navire « Le Sainte-Croix ». Ce jour-là, un petit navire était en partance pour le Fort Richelieu, j’y pris passage. Du Fort Richelieu je gagnai Trois-Rivières en traversant le lac Saint-Pierre dans une pirogue d’indiens. On m’avait informé que le « Ste-Croix » avait fait escale à Trois-Rivières pour y réparer les dommages causés par un incendie qui avait éclaté à son bord. Je trouvai à Trois-Rivières le « Sainte-Croix » avec la plupart de ses passagers, hormis celui que je cherchais, c’est-à-dire vous-même. Comme le navire ne pouvait poursuivre son voyage avant plusieurs jours, j’appris que vous aviez décidé de vous rendre à Québec en charrette avec une escorte de huit gardes.

« Je me jetai à votre piste pédestrement. Comme vous n’aviez sur moi qu’une journée d’avance, je pensai pouvoir vous rattraper en peu de temps. Mais j’eus la mauvaise fortune de prendre un chemin que vous n’aviez pas suivi, un chemin qui avait une direction nord-est. Je vous dépassai sans le savoir, et cette nuit je me trouvai soudain presque sous les murs de Québec. Or, voilà que je vis dans ma direction deux gaillards que je reconnus un peu plus tard. Et pour les reconnaître sans provoquer leur défiance, je pris les allures d’un mendiant et je leur tendis ma gamelle en demandant l’aumône. Je n’eus pas de peine à reconnaître deux chenapans qui, jadis, avaient été à la solde de Lardinet à Pondichéry. Voilà, me dis-je, deux oiseaux mal emplumés qui ne sont pas absolument venus du ciel. Je les ai toujours connus comme très apparentés au diable, et rien ne m’étonnerait moins que de savoir les deux malandrins en quête d’un mauvais coup. Je les suivis de loin et, encore une fois, je remercie la divine Providence de m’avoir donné un juste pressentiment.

— Oui, ami Flambard, c’est bien la Providence qui vous a conduit. Je vous dois donc encore ma vie, puisque ce bandit de Regaudin, comme vous l’appelez, allait bel et bien me percer de sa rapière. Et vous aviez jadis connu ces deux individus… comment se nomme l’autre ? le chevalier de…

Flambard se mit à rire.

— Ce n’est tout simplement qu’un nommé Pertuluis, mais qui a la manie de se donner le titre de Chevalier. Ce sont deux grenadiers avec qui j’ai fait la campagne des Pays-Bas lors de la guerre de la Succession d’Autriche, et nous nous sommes trouvés à Fontenoy en 1745. Ce sont deux enfants terribles, hardis dans la bataille, mais aussi deux gredins. Plus tard je les retrouvai à Pondichéry où ils avaient réussi à se mettre dans l’entourage de Lardinet qui, je l’espère bien, ne remontera pas de l’enfer où je l’ai envoyé. Enfin, l’an dernier, je pense, j’ai croisé sur ma route les deux gaillards. J’étais alors à Chandernagor avec monsieur le comte…

— Pardon, Flambard, mon ami, vous ne m’avez pas dit encore comment était mort monsieur de Maubertin…

— C’est vrai, capitaine, j’ai oublié de vous donner ce détail. Nous voyagions à travers l’Inde, lorsque monsieur de Maubertin fut atteint d’une fièvre maligne. Je le fis transporter en toute hâte à Chandernagor où, trois jours après, il expirait après m’avoir confié ses dernières volontés.

Flambard poussa un long soupir et se tut.

Jean Vaucourt garda également le silence.

La charrette et l’escorte approchaient des murs de la cité.

Après un moment de silence, le capitaine dit :

— Nous serons bientôt chez nous, Flambard, voyez les murs de la ville.

— En effet, capitaine. Puisque j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je vous laisserai donc le soin de confier à madame Héloïse le décès de son père.

— C’est bien, mon ami. Ce sera pour elle une terrible nouvelle, mais sa douleur sera tempérée par la joie de nous revoir. Et moi-même quelle joie je ressens, malgré ce malheur qui nous frappe, à la pensée de revoir ma chère femme et le petit trésor que nous avons… notre petit Adélard ! Ah ! Flambard, quel beau marmot, un rude canadien déjà, un fier gars ! Je pense, en le voyant, que je mangerai ses joues roses ! Et puis, il y a à la maison le père Croquelin…

— Tiens ! sourit Flambard, ce brave père Croquelin est encore de ce monde ! Joue-t-il toujours de sa viole ?…

La charrette venait de s’arrêter brusquement devant la Porte Saint-Louis. Le mot de passe fut donné et la porte franchie.

Dix minutes après on s’arrêtait devant la petite maison du capitaine.

Il était environ onze heures de nuit. La maison était toute silencieuse derrière ses volets fermés qui ne laissaient échapper nul rayon de lumière.

— Il faut croire, dit Flambard, que l’on dort bien paisiblement et que l’on ne se doute guère de notre arrivée.