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LA BESACE DE HAINE

— Est-ce vous vraiment, Flambard, mon ami ? N’est-ce pas un rêve que je fais ?

— Capitaine, répondit le spadassin, votre surprise n’est pas moindre que la mienne, je vous rejoins après avoir couru après vous et vous avoir dépassé. Je remercie la Providence de m’avoir mis sur la route de ces dignes coquins que sont maîtres Pertuluis et Regaudin. Ils m’ont conduit vers vous. Allons ! capitaine, vous grelottez dans cette nuit trop froide, glissez-vous sous vos couvertures. Nous allons remettre votre cheval dans ses brancards et, chemin faisant, nous causerons.

Jean Vaucourt ne voulut pas se recoucher. Il aima mieux s’asseoir commodément et s’envelopper de sa couverture : il serait mieux ainsi pour s’entretenir avec Flambard. Celui-ci donna immédiatement des ordres aux six gardes valides qui relevèrent les deux autres gardes grièvement blessés ainsi que le cocher. Les trois blessés furent déposés dans la charrette, le cheval remis aux brancards, et l’attelage, conduit par l’un des gardes valides, poursuivit sa route vers la cité. Flambard, ayant pris l’une des montures restées sans maître, se plaça à côté de la charrette qu’il se mit à suivre tout en parlant avec le capitaine.

Lui, démangé par une vive curiosité, avait demandé :

— D’où arrivez-vous donc, mon brave ami ?

— Ah ! ne me le demandez pas, capitaine, je ne suis pas sûr moi-même si j’arrive ou si je pars ! J’ai pataugé si affreusement à travers tout ce pays de l’Amérique que j’en demeure tout éberlué. D’abord, j’arrive de France, par voie de la Nouvelle-Angleterre ; mais j’ai quitté les Indes depuis la fin juillet.

— Et monsieur le comte… comment se porte monsieur le comte ? demanda avidement Vaucourt.

À cette question Flambard baissa la tête, et sa figure joviale et insoucieuse se fit très sombre.

— Capitaine, répondit-il à voix basse, cette nuit je suis messager de malheur… monsieur le comte n’est plus de ce monde !

Jean Vaucourt tressaillit et regarda Flambard comme s’il n’avait pas compris.

— Cette nouvelle vous afflige, n’est-ce pas ?

— Énormément, murmura le capitaine, car j’espérais revoir ce noble gentilhomme que j’admire et que j’aime.

— C’était le plus noble des gentilshommes.

— Avez-vous instruit Héloïse de cette terrible nouvelle ?

— Non, capitaine, puisque je n’ai pas revu la cité de Québec depuis mon dernier départ pour les Indes. En remettant le pied sur cette terre d’Amérique, j’ai traversé, comme je vous l’ai dit, la Nouvelle-Angleterre pour venir en Nouvelle-France. Lorsque je fus prêt à quitter la France, il n’y avait aucun navire en destination de l’Amérique. Alors, je m’embarquai, comme simple touriste, sur un navire espagnol. En Nouvelle-Angleterre j’appris que la guerre avait été portée à nouveau sur les frontières du Canada, et que la principale action avait pour théâtre le lac Champlain. Je m’orientai donc le mieux possible dans ce pays inconnu, après avoir fait l’acquisition d’une solide monture. J’allais par des routes à peine tracées, à travers champs et bois, par monts et par vaux. Je m’égarai cent fois, mais toujours je réussis à me remettre dans la bonne voie. Alors que j’atteignais le lac Saint-Sacrement, je rencontrai des soldats anglais qui avaient déserté, puis des compagnies de milices, des bataillons et des régiments entiers en fuite, puis encore des armées prises de panique. Mais ces armées n’étaient pas celles de France… Qu’est-ce que cela signifiait ?… En mettant le pied sur le sol américain on m’avait dit que Louisbourg était au pouvoir de l’Angleterre, et que tout le reste de l’Amérique septentrionale serait bientôt emporté d’assaut. Et l’on m’avait parlé d’armées ennemies si innombrables et si formidablement équipées, que j’avais craint de ne plus retrouver ma Nouvelle-France. N’importe ! je voulus voir de mes yeux. Car j’avais été chargé par monsieur de Maubertin à son lit de mort de missions très importantes. Ce fut donc avec un émoi joyeux que je vis en fuite ces troupes anglaises. Après avoir franchi des forêts, des lacs, des rivières, des monts, je dus traverser des bandes de fuyards, et pour les traverser je dus me battre comme un fauve tant ces Anglais semblaient en vouloir à ma peau. Je sauvai ma peau, mais j’y perdis mon cheval, ainsi que ma rapière qui se brisa contre des crosses de fusils. Enfin, j’atteignis Carillon où j’appris la superbe victoire des soldats du roi et des milices canadiennes. Je me réjouis grandement et m’informai de vous, capitaine. On me dit que vous aviez été assez gravement blessé et qu’on vous avait dirigé, avec d’autres blessés, sur Montréal.

« Après deux jours de repos, je repartis faisant route avec une troupe de miliciens licenciés. Lorsque je touchai Montréal, dix jours après, j’y trouvai M. de Bougainville