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LA BESACE DE HAINE

— La peur ! se récria Regaudin en haussant sa taille avec dignité. Regarde-moi en face, Pertuluis !

— Ou bien… l’eau-de-vie ?

— J’en ai peut-être bu un peu plus que la mesure de deux dés, confessa humblement Regaudin.

— Et moi donc, j’ai peut-être bien vidé la mesure de quatre ou cinq dés…

— Ajoute six, mon cher, car tu louvoies un peu !

— Et tu caracoles, Regaudin !

— Oui, mais ma tête est toute là !

— Mais point ton cœur qui s’offusque rien qu’à un pauvre petit péché véniel !

— C’est parce que je suis honnête, Pertuluis. Et puis, ma mère m’a toujours mis en garde contre le péché !

— Ta mère aurait dû te mettre en garde contre la peur d’abord !

— Encore ? s’écria Regaudin qui s’échauffait.

Disons ici que les deux amis se prenaient fort souvent de chicane qui ne tournait qu’en chiquenaudes, lorsqu’ils avaient bu un peu plus que modérément et qu’ils entraient dans une discussion.

— Ventre-de-mouton ! tu as peur, sinon tu ne parlerais pas de chose mortelle !

— J’en parle, pour la bonne raison que tu es sol (soûl) et que tu n’as qu’un bras… et il y aura là huit gardes, peut-être dix !

— Des éclopés ! fit Pertuluis avec mépris.

— Qui l’a dit ? un individu qui se fiche pas mal de notre peau !

— N’importe ! tu sais bien que Pertuluis en vaut vingt comme ceux-là que nous allons rencontrer.

— Oui bien, si ce sont des éclopés, des gens à demi morts !

— Je te dis que non, Regaudin ! tonitrua Pertuluis.

— Je te dis que si, Pertuluis ! nasilla Regaudin.

— Vermine ! ne me fais pas enrager.

— Ne me traite pas de vermine, crapaud, car je mords !

— Veux-tu, Regaudin, que je t’écorche vivant et que je fasse de ta peau des cravaches à fouetter les imbéciles ?

— Je te mangerai les tripes, Pertuluis, avant que tu n’aies touché à ma peau !

— Regaudin, à l’ordre ou je te saigne comme cochon à la foire !

— Assez, Pertuluis, sinon je t’arrache la langue que je jette sur un fumier !

— Regaudin, hurla Pertuluis en s’arrêtant net et en saisissant son compagnon à la gorge, rentre cette injure, ou je t’enfonce les yeux dans le ventre !

— Pertuluis, râla Regaudin, lâche-moi, ou j’appelle à l’assassin !

— Regaudin, je te flanque…

— Pertuluis, je te…

— Regaudin…

— Pertu

— Mort aux gueux ! clama tout à coup une voix de tonnerre.

Avant que Pertuluis et Regaudin eussent abandonné leur étreinte, cinq ou six ombres humaines apparaissaient au détour d’une ruelle sombre et, armées de poignards, se jetèrent sur les deux grenadiers.

Ceux-ci n’eurent que juste le temps de dégainer, même que Pertuluis eut le bras droit quelque peu endommagé par la lame d’une dague.

Il poussa un juron formidable.

— Chiens ! cria-t-il, vous voulez donc me prendre l’autre bras ? Attendez, on va voir…

La même voix de tonnerre clama encore :

— Crachez les cent livres et on vous lâche !

— Cent livres ! ricana Regaudin en fonçant la rapière à la main. Tenez ! venez les prendre…

En même temps la pointe de sa rapière s’enfonça dans un ventre.

— Bravo, Regaudin ! cria Pertuluis. Tiens ! en v’là un autre…

La rapière de Pertuluis crevait une autre panse.

Mais à la minute même les autres détrousseurs prenaient la peur au diable et s’éclipsaient dans l’obscurité.

— Et ceux-là ? interrogea Regaudin en tâtant les deux malandrins tombés sur le pavé de la rue.

Pertuluis se baissa à son tour et les tripota de sa main droite.

— Plus bons à grand’chose, grogna-t-il. L’un n’a plus qu’un souffle, l’autre a passé la barrière… Allons-nous-en, Regaudin, sinon nous serons en retard !

Les deux grenadiers poursuivirent leur chemin.

— Voilà qui est venu à point, dit Regaudin, j’avais le poignet et le bras engourdis.

— Et moi, répliqua Pertuluis, j’avais le