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LA BESACE DE HAINE

Et ricanant, un peu fou — fou de haine peut-être, et peut-être ivre de vengeance ! — de Loys avait jeté la besace sur son dos. Mais il n’avait pas vu l’autre besace, celle du père Croquelin ; il n’avait pas vu non plus les deux poignards plus bas. Comment aurait-il pu les voir ! La Besace d’Amour, ou plutôt La Besace de Haine l’avait fasciné !

À l’instant où il remettait le siège dont il s’était servi pour décrocher la Besace, ses trois complices revenaient avec Héloïse et l’enfant.

L’homme qui la portait la déposa sur un siège comme pour se reposer de l’effort accompli ; la couverture enveloppant la jeune femme s’était dérangée de sorte que son visage se montra au vicomte. Celui-ci, par habitude d’une société dite « policée », échappa ces paroles de courtoisie qui sonnaient étrangement devant cet acte de banditisme :

— Madame, dit-il en s’inclinant, vous me pardonnerez cette violence qu’on s’est permise à votre égard, mais elle a été jugée nécessaire et pour votre bien et pour votre honneur. Soyez assurée qu’il ne vous sera fait aucun mal et que là où vous serez conduite on aura pour vous tous les égards possibles.

Fortement bâillonnée qu’elle était Héloïse ne put répondre à ces paroles de fausse politesse : mais elle décocha au vicomte, qu’elle avait reconnu de suite, un regard si méprisant que le jeune gentilhomme en rougit.

Il se tourna immédiatement vers ses complices et commanda :

— Gagnez la voiture, mes braves, et conduisez madame où vous savez !

La jeune femme fut enveloppée de nouveau dans la couverture, reprise par celui qui en avait charge et emportée hors de la maison et sur la rue, à quelques verges plus loin, où stationnait une berline attelée de deux chevaux que maintenait un cocher également enveloppé d’un manteau à capuchon.

Les trois hommes montèrent dans la voiture avec la femme et l’enfant, de Loys referma la portière et fit un signe au cocher. L’instant d’après la berline roulait en cahotant sur le pavé inégal.

Lorsque la voiture eut disparu dans l’obscurité, le vicomte revint à la maison où étaient demeurés ses deux autres complices, ou, pour parler plus justement, ses deux autres séides.

On entendait, de sous le divan, le père Croquelin gémir.

Le vicomte ordonna à ses hommes de retirer le vieux de là et de lui rendre sa liberté. Mais avant que le père Croquelin eût pu reconnaître le vicomte, celui-ci avait soufflé le bougeoir. Puis il dit sur un ton sévère :

— Vieux, quand nous serons partis, verrouille ta porte tout aussi prudemment qu’elle l’était quand nous sommes venus, et ne sors pas de ces murs. Et, si tu sors, veille bien sur ta langue ; car si j’entendais que cette chose a été ébruitée, je comprendrais que tu as parlé et je te tiendrais responsable de cette indiscrétion. Alors, et je te prie de m’en croire, ta peau ne vaudrait pas même la peau d’un chien. Bonne nuit !

Le vicomte et ses hommes s’en allèrent.

Pendant ce temps la voiture emportant Héloïse et son enfant avait gagné la Porte du Palais et elle avait pris à travers le faubourg Saint-Roch, qu’elle avait dépassé, et elle était allée s’arrêter après une demi-heure de marche devant la grille d’une belle maison d’été, à quelques pas de la Rivière Saint-Charles. Il y avait là cinq ou six belles demeures, entourées de jardins et de parcs, et bâties sur une large et courte avenue débouchant sur les rives de la rivière d’un côté et de l’autre sur le chemin qui conduisait à l’Hôpital Général. L’une d’elles, la plus belle et la plus somptueuse, véritable château de grand seigneur, était située près de la rivière, et elle était la propriété de l’Intendant Bigot qui y venait de temps à autre donner quelque grande fête. Les autres appartenaient à des bourgeois de la ville qui y venaient passer quelques semaines de la belle saison, et parmi ces bourgeois, M. Pierrelieu.

Or la berline portant Héloïse s’était arrêtée devant la demeure de M. Pierrelieu qui, accompagné de sa fille, s’approcha de la portière.

— Ah ! madame, s’écria Mlle  Pierrelieu avec une hypocrite pitié, j’éprouve beaucoup de chagrin à vous recevoir en de telles circonstances, et j’espère bien que vous ne nous en tiendrez pas compte. Plus tard, vous comprendrez que c’était nécessaire pour protéger la vie même du capitaine Vaucourt. Soyez la bienvenue !

M. Pierrelieu s’était simplement incliné devant la jeune femme.