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tant, l’un d’eux, qui venait de relever le bougeoir de l’ancien mendiant et de l’allumer, pouvait, à la lueur de la bougie qui éclairait sa face, être reconnu facilement : et si Jean Vaucourt eût été là, ou si Marguerite de Loisel fût subitement entrée, elle n’aurait pas manqué de reconnaître le vicomte de Loys.

Lui, commanda à deux hommes de demeurer en faction dans le vestibule, et, accompagné de trois autres dont l’un portait la lanterne, il pénétra dans le salon.

Toute cette scène s’était passée sans bruit, ou du moins elle s’était faite avec si peu de bruit qu’Héloïse, de sa chambre, n’avait pu entendre.

Lorsque de Loys et ses hommes entrèrent dans le salon, ils entendirent la voix de la jeune femme qui demandait de sa chambre un peu retirée :

— Eh bien ! qu’est-ce, père Croquelin ?

Le vicomte se pencha vers ses trois compagnons et murmura :

— Vous avez entendu ?… Elle est là dans une chambre. Il faut vous en emparer, elle et son enfant, mais sans trop faire de bruit. Surtout empêchez-la de crier, il ne faut pas que les voisins se doutent le moindrement de ce qui se passe ici. Allez !

Les trois hommes s’éloignèrent vers cette partie de la maison d’où était venue la voix d’Héloïse.

Un peu inquiète de ne pas entendre la voix du père Croquelin lui répondre, et aussi du grand silence qui régnait dans la maison, la jeune femme s’était levée pour s’habiller à la hâte. Elle n’avait pas même pris le temps d’allumer son bougeoir, et elle allait sortir de sa chambre, lorsque sa porte fut ouverte. À la lueur blafarde d’une lanterne elle vit trois hommes entrer. Elle fut si surprise qu’elle ne songea pas à crier ou à jeter un appel au secours. Mais instinctivement elle se plaça devant le berceau de l’enfant endormi. La première crainte qui glaçait son cœur, c’était celle de voir ces inconnus toucher à son petit. La mère voulait défendre le berceau avant de songer à sa propre défense.

Les trois hommes s’étaient arrêtés un moment, comme gênés en présence de cette jeune mère dont ils pouvaient deviner l’émoi.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? interrogea Héloïse d’une voix tremblante.

Sans répondre, deux des hommes se jetèrent sur elle, et si brusquement qu’elle ne put jeter le moindre cri. Elle fut bâillonnée et vivement enveloppée dans une couverture du lit ; puis l’un des inconnus la prit dans ses bras, tandis qu’un autre s’emparait de l’enfant.

Pendant ce temps, de Loys, avec son bougeoir à la main, examinait curieusement ce salon dans lequel il avait déjà pénétré maintes fois et qu’il ne reconnaissait pas. Il en examinait le mobilier et les décorations. Ayant élevé le bougeoir, son regard s’arrêta, surpris, sur la besace du père Achard.

Il tressaillit d’abord, puis il murmura, narquois :

— Par Notre-Dame ! la Besace d’Amour !… Oui, je la reconnais bien avec ses trous d’épée !

Il se mit à ricaner sourdement, sans détacher une seconde son regard étonné de la besace. Et ce regard était si captivé qu’il ne découvrait pas l’autre besace à côté, celle du père Croquelin. Il ne voyait même pas, au-dessous des deux besaces, les deux poignards avec leurs laines croisées l’une sur l’autre. Il est vrai que la faible clarté de la bougie n’éclairait presque uniquement que La Besace d’Amour.

Il approcha un siège près de la cheminée, monta dessus et de son épée il décrocha la besace.

Il se mit à ricaner encore.

— Allons ! dit-il, je ne suis pas un voleur, mais je pense que j’ai le droit de reprendre ma Besace d’Amour ! La Besace d’Amour !… Suis-je fou ! N’est-elle pas plus justement La Besace de Haine ?… Eh bien ! oui, je la baptise à présent La Besace de Haine !… Car je la hais cette Besace ! car je hais ce Maubertin ! car je hais ce Jean Vaucourt ! car je hais cette Héloïse de Maubertin qui a épousé, sotte fille, ce roturier qu’est Vaucourt !… Oui, je hais cette Héloïse… et pourtant, chose singulière, il me semble… oui, il me semble depuis un moment que je vais l’aimer !… Monsieur l’intendant m’avait dit de la prendre, et alors je l’aurais prise sans trop savoir pourquoi ! Et maintenant… oui, maintenant je vais la prendre, il me semble, pour l’aimer !… Mais alors cette besace serait encore la Besace d’Amour ?… Non, non, cela ne se peut pas ! En dépit de l’amour qui va naître, il y reste de la haine dans ce cœur qui bat en moi, il y en restera toujours ! Je hais, oui je hais quelqu’un, quelque chose… oui, je hais et je ne sais quoi !… Allons ! viens Besace de Haine, acheva-t-il en riant, je te mets à mon dos, je t’emporte, Besace, quoi que tu sois, quoi que tu renfermes ! Je t’emmène même si tu portes la haine dans tes flancs !