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LA BESACE DE HAINE

on pouvait remarquer, l’une à côté de l’autre, la besace de celui qui s’était appelé « le père Achard » et celle du père Croquelin. Elles demeuraient là accrochées à deux clous d’or comme un pieux souvenir. Plus bas et touchant presque au manteau de la cheminée, on découvrait deux poignards aux lames croisées. C’étaient ces deux poignards marqués aux lettres F. L. dont l’un avait été trouvé par Flambard et Jean Vaucourt dans la besace du père Achard près de l’habitation incendiée de Mme  de Ferrière. L’autre avait été tiré par Flambard de la poitrine du père Vaucourt qu’il avait trouvé assassiné en son logis. C’est avec ce poignard que notre ami Flambard avait réussi à darder Lardinet sur le sommet du promontoire avant de le précipiter sur les rochers en bas. Avant de partir avec M. de Maubertin pour Pondichéry il avait remis le poignard à Jean Vaucourt.

Longtemps ces deux armes avaient intrigué l’imagination de nos amis. Elles étaient remarquables non seulement par la similitude de fabrication et l’entrelacement des deux lettres F. L., mais aussi, comme l’avait observé Flambard, parce qu’elle ne gardaient aucune trace du sang dans lequel elles avaient trempé : elles sortaient des chairs qu’elles avaient trouvées aussi nettes, aussi claires qu’au moment d’y pénétrer.

À la fin, on s’était accordé à penser que ces deux poignards avaient été la propriété de François Lardinet : les deux lettres F. L. semblaient confirmer cette identité.

Mais ces lettres F. L. ne pouvaient-elles pas être les initiales d’un autre nom que celui de Lardinet ? Mais ces poignards avaient-ils bien été la propriété de l’ancien baron de Loisel ? En se basant sur cette hypothèse, comme Jean Vaucourt le pensa plus tard, on était porté à croire que le père Vaucourt avait été assassiné par le pseudo-baron de Loisel, et non par Bigot que le capitaine des gardes avait d’abord suspecté. Mais Lardinet avait-il réellement assassiné le père Vaucourt ? Non… puisque Lardinet avait trouvé le père Vaucourt mort dans son logis, alors qu’il avait trouvé ce logis occupé par un garde pendu avec une corde au cou à l’une des poutres du plafond. Mais qui donc, alors, avait poignardé le père du capitaine des gardes ? C’est ce que nous apprendra probablement la suite de ce récit.

Quant à Jean Vaucourt, il avait tenu à conserver comme souvenir également ces deux poignards marqués aux lettres F. L.

Tout allait donc pour le mieux, et Jean Vaucourt et sa jeune femme croyaient vivre dans un paradis, lorsque les opérations militaires, qui avaient été interrompues durant l’hiver de 1757, reprirent plus actives au printemps suivant. À la fin de l’hiver la nouvelle s’était répandue dans la Nouvelle-France que l’Angleterre, au cours de la saison prochaine, allait lancer contre elle des armées nombreuses et des flottes formidables. Aussi tous les bras jeunes et forts avaient-ils été requis, et Jean Vaucourt n’avait pas voulu demeurer en arrière.

Puis deux mois s’étaient écoulés sans qu’Héloïse reçût aucune nouvelle de son mari. Elle vivait dans une inquiétude perpétuelle et ne cessait de prier Dieu de protéger le père de son enfant. Il est vrai que son inquiétude était un peu tempérée par la présence du père Croquelin, qui faisait tous les efforts pour rassurer la jeune femme.

Par une nuit du mois de juillet, une nuit paisible et claire, le heurtoir de la porte d’entrée résonna pour la première fois depuis le départ de Jean Vaucourt.

Héloïse s’était retirée depuis longtemps dans sa chambre avec son enfant. Seul dans le salon, le père Croquelin sommeillait dans une profonde bergère : il s’était endormi là en jouant de la viole.

Il n’entendit pas le heurtoir de la porte, bien qu’il eût retenti deux fois. Ce fut la voix de la jeune femme qui le tira de son sommeil. Il s’éveilla en sursaut au moment où le heurtoir retentissait pour la troisième fois.

Il se leva en frottant ses paupières et en titubant, prit le bougeoir qui continuait de brûler sur un guéridon et se dirigea vers le vestibule.

— Qui va là ? demanda-t-il, ne voulant pas ouvrir sans savoir à qui il avait affaire.

— C’est un message pour Madame Vaucourt ! répondit une voix inconnue.

De suite le père Croquelin pensa que c’était une lettre venant du capitaine. Vivement il enleva les barres, tira les verrous et ouvrit la porte.

À la seconde même un souffle éteignait la flamme de son bougeoir, et avant qu’il eût eu le temps de pousser un cri, il était saisi, baillonné et garotté. Il n’avait entrevu que des ombres humaines enveloppées de manteaux noirs à capuchons. Quand il eut été mis hors d’état de nuire, il fut jeté sous un divan. Alors l’un des intrus alluma une lanterne. Il y avait là six hommes dont il était difficile de reconnaître les traits du visage. Pour-