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LA BESACE DE HAINE

Qu’était-il donc survenu ?

Depuis cette nuit de septembre 1756 où,[1] au cours d’un festin qu’avait donné le munitionnaire Cadet en sa belle demeure, Jean Vaucourt avait souffleté publiquement le jeune vicomte de Loys, celui-ci était devenu la proie d’une telle haine contre le capitaine canadien qu’il avait failli en faire une maladie. Il n’avait depuis lors eu de cesse qu’il ne se vengeât du capitaine.

Ce soufflet exigeait du sang, et le vicomte avait juré sur ses grands dieux qu’il aurait le sang de Jean Vaucourt. Et il avait juré alors que la jalousie avait décuplé la haine quand, au nom du gouverneur de la colonie, il avait vu Rigaud de Vaudreuil informer Jean Vaucourt qu’il était nommé pour remplacer M. de Croix-Lys au poste très important de Capitaine des gardes du Château Saint-Louis.

De ce jour, de Loys avait uni sa haine à celle de Bigot que le nouveau capitaine des gardes avait hautement outragé, en le menaçant de le mettre aux arrêts et de le tenir responsable de la mort de son père. Bigot n’avait jamais ressenti autant de rancune que cette nuit-là, et il s’était de suite juré que le fils suivrait son père dans la tombe. Puis le maître et le valet, c’est-à-dire de Loys, avaient associé leur vengeance.

Mais durant les deux années qui suivirent jamais il ne fut possible à l’un ou à l’autre de porter une main attentatoire contre le capitaine Vaucourt.

Une fois, Bigot avait dit au vicomte, qu’ils s’entretenaient de leur haine et de leurs projets de vengeance :

— Moi, je prendrai sa vie, toi, tu prendras sa femme… que dis-tu ?

De Loys avait accepté ce marché qui le satisfaisait outre mesure.

Puis, Deschenaux ayant été mis au courant de cette entente, il avait dit :

— Monsieur l’Intendant et vous, vicomte, si mes services pouvaient vous aider dans l’accomplissement de cette double besogne, je vous prie de compter sur moi.

Le pacte avait été scellé.

Donc deux années s’étaient passées sans que jamais la moindre occasion ne se fût présentée pour permettre aux coquins d’accomplir leur œuvre odieuse.

Disons que c’était un très haut poste que celui occupé par Jean Vaucourt. Le Capitaine des Gardes était comme le représentant direct du gouverneur à Québec, lorsque le Marquis de Vaudreuil s’absentait. Du Capitaine des gardes, qui était en même temps lieutenant de police, relevait l’administration policière de la ville, il pouvait également émettre des décrets et règlements municipaux et voir à leur application. Les officiers chargés de ces règlements et décrets, dont l’un portait le titre de « maire de la cité », n’étaient que de pauvres subalternes qui obéissaient de l’œil et du geste, soit à M. de Vaudreuil, soit à M. Bigot ou même à quelque autre fonctionnaire plus important. Mais ce maire de la cité était avant tout un subalterne direct du Capitaine des gardes de qui il prenait ses ordres et ses instructions. Le poste de Capitaine des gardes était même plus élevé que celui de l’Intendant-royal, en ce sens que l’autorité du Capitaine était plus reconnue des administrés que celle de l’intendant qui, tout au plus, n’était censé être qu’un administrateur des finances de la colonie. Il n’était donc pas facile de s’attaquer impunément à un capitaine des gardes, et il n’était pas facile de l’aborder non plus, attendu qu’il était sans cesse entouré de ses gardes qui lui étaient très dévoués.

Bigot, de Loys et Deschenaux, et nous pourrions ajouter Cadet qui, naturellement, secondait en toutes choses ses associés, avaient donc dévoré leur haine en silence, mais sans cesser de guetter l’occasion de frapper et de frapper une fois pour toutes.

Sur ces entrefaites, était survenue au printemps de 1758 la marche terrible des armées de la Nouvelle-Angleterre contre les frontières canadiennes. Comme on manquait de soldats, Bigot avait réussi à faire enrégimenter tous les gardes du Château et du Fort Saint-Louis avec leur capitaine. Il avait fortement espéré que Jean Vaucourt ne reviendrait pas vivant de cette campagne, dans laquelle à peine quatre mille soldats et miliciens entraient en ligne contre une armée de quinze mille hommes.

C’était une occasion inespérée qui s’était présentée pour les ennemis du jeune capitaine. Mais il faut dire qu’ils avaient été aidés en cette circonstance par Jean Vaucourt lui-même. En effet, dès qu’il avait appris que le pays était menacé et suscepti-

  1. Voir “La Besace d’Amour” paru dans cette collection, envoyé franco par la poste contre 30 cts.