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LA BESACE DE HAINE

pour ne pas payer entièrement cette solde. Et voilà que Bigot, qui depuis deux ans avait accaparé toutes les finances du pays et qui dirigeait tout le commerce avec le concours de cet être vil et crasseux qu’était Varin, et de cet esclave ignoble qu’était Vergor et qui agissait comme enquêteur militaire, voilà donc que Bigot cherchait encore des prétextes pour ne pas distribuer aux soldats du roi leur solde entière. Sur les cent mille livres que le roi avait envoyées pour défrayer les dépenses et payer les services de ses régiments, les trois coquins cherchaient une combinaison pour fourrer dans leur gousset une somme d’au moins cinquante mille livres. Or, à l’entrée de Deschenaux, les trois complices avaient sur leurs lèvres un si large et si joyeux sourire, qu’il faut en conclure qu’ils avaient réussi à trouver le joint : c’est-à-dire tromper le roi et tricher le soldat de la moitié de ce qui lui était dû.

Pour un moment les affaires sérieuses furent mises de côté et l’on parla femmes, plaisirs et festins. Puis Varin et Vergor se retirèrent. Alors Bigot aspira longuement une prise de tabac, fit asseoir son secrétaire près de lui et demanda avec un sourire tranquille :

— As-tu trouvé au rendez-vous le digne « chevalier » et son compère ?

— Oui, et ça n’a pas été difficile de les embaucher, répondit Deschenaux sur un ton rogue et l’œil durement froncé.

— Mais alors pourquoi cet air sombre que je te vois, mon ami ?

— Pourquoi ? Parce que les deux coquins m’ont reconnu.

— Oh ! oh ! fit Bigot sans pourtant marquer de surprise. Et peux-tu expliquer comment il est arrivé que ces bravi t’aient connu ?

— Pas le moins du monde. Est-ce que je les ai jamais connus moi-même que par le portrait que vous m’en avez fait. Je n’y comprends rien.

— Naturellement, s’ils te connaissent, ils ont bien deviné qui tu représentais dans cette affaire ?

— Naturellement, admit Deschenaux.

— Ah ! ça, nous voici encore avec des complices qui peuvent devenir dangereux ; que penses-tu, mon ami ?

— Il est sûr que ces hommes seront à craindre. Aussi, ai-je songé à m’en débarrasser.

— Oui, après l’affaire, observa Bigot en fronçant le sourcil. Par Notre-Dame ! à l’avenir, il faudra éviter que nos besognes secrètes soient confiées à des mains qui peuvent ensuite se dresser contre nous. Je me souviens trop de cet imbécile de Lardinet qui a failli nous faire repasser en France et nous envoyer à la Bastille. Donc, aussitôt cette affaire réglée, arrange-toi pour qu’il ne soit plus jamais entendu parler de ce Pertuluis et de ce Regaudin.

— J’ai un projet, répliqua sombrement Deschenaux, mais comment et quand l’exécuter reste à trouver !

— Comment faire disparaître ces deux chenapans, dit Bigot, je le sais. Et quand ?… demain et pas plus tard ! Cette besogne, qui ne peut être absolument dangereuse pour notre sécurité, je vais la confier à de Loys et à mes gardes.

— Tiens ! dit Deschenaux en riant, c’est bien trouvé. De Loys s’occupera de cette besogne comme s’il s’agissait de deux voleurs ou bandits qu’il importe de tuer au coin d’un bois et dont on abandonne les chairs maudites aux corbeaux.

— Enfin ! dit Bigot avec un soupir de satisfaction et en se levant pour se mettre à marcher dans ce grand salon luxueux où, un soir de septembre de 1756, nous l’avons vu en extase devant le magnifique portrait de Mme de Pompadour, demain, oui demain, cette nuit même nous serons débarrassés du dernier ennemi et d’un ennemi excessivement dangereux, ce capitaine Vaucourt. J’avais réussi à le faire envoyer à Carillon espérant qu’il y serait tué, mais il faut admettre que le diable l’a protégé. N’importe ! cette fois ce sera fini, bien fini !

— Oui, dit Deschenaux avec un sourire affreux, Jean Vaucourt, qui vous a sans cesse soupçonné d’avoir tué ou fait tuer son père… Jean Vaucourt, qui avait juré votre perte et la mienne pour sa propre vengeance… Jean Vaucourt, qui depuis deux ans, était notre spectre et notre cauchemar… Jean Vaucourt ne sera plus de ce monde lorsque sonnera la onzième heure de cette nuit ! Mais vous oubliez qu’il reste, aux Indes, un homme non moins dangereux et qui…

Bigot se mit à rire doucement.

— Tu veux parler de Maubertin ?… Au fait, je ne t’ai pas appris une excellente nouvelle que j’ai reçue aujourd’hui même, nouvelle qui m’instruit que le comte de Maubertin est décédé à Chandernagor