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LA BESACE DE HAINE

Il jeta autour de lui un nouveau et rapide regard, et il vit Héloïse qui s’éloignait de lui, emportant son épée… Héloïse qui s’était approchée sans qu’il la vît et qui avait à son insu fait glisser l’épée hors du fourreau.

— Héloïse… que fais-tu ? Mon épée…

Il la regarda un moment avec une indicible émotion, puis il marcha vers elle.

La jeune femme brisa l’épée et en jeta les deux tronçons sur le tapis.

— Oh ! qu’est-ce que cela signifie !… murmura le père Croquelin plus horrifié maintenant qu’effrayé.

Sans mot dire, mais frissonnant, Jean Vaucourt ramassa un bout de l’épée brisée, en assujettit la poignée dans sa main droite, et, tel un lion blessé et furieux, il se jeta contre les gardes.

— Place, laquais d’enfer ! rugit-il en même temps.

Les gardes reculèrent précipitamment, ils reculèrent et s’effacèrent pour livrer passage à un autre personnage qui s’avançait vers Jean Vaucourt, qui le reconnut et s’arrêta, tremblant : c’était Bigot !

— Que signifie toute cette comédie ? cria Jean Vaucourt. Parlez, monsieur !

D’une voix suave mais autoritaire et dominatrice Bigot répondit :

— Ce n’est pas une comédie, monsieur, je suis Jean Vaucourt et voici ma femme !

— Votre femme !… ricana follement Vaucourt.

— Et vous êtes mon prisonnier ! acheva l’intendant avec un sourire terriblement ironique.

Jean Vaucourt allait peut-être se jeter contre l’intendant, lorsqu’un bruit de musiques guerrières retentit tout à coup sur la rue Saint-Louis : c’était un régiment d’infanterie qui défilait et gagnait son poste de bataille et ses retranchements dans la campagne.

Le père Croquelin, obéissant à un instinct, se rua vers une croisée, enfonça un carreau, passa sa tête par l’ouverture et cria d’une voix terrible :

— À l’aide !… à l’aide !…

Le régiment s’arrêta net. Son chef, qui montait un superbe coursier noir, donna des ordres rapides.

L’instant d’après la maison était entourée par les soldats de ce régiment, et celui qui le commandait pénétrait dans la grande salle, où se trouvaient encore des gardes et Jean Vaucourt avec Héloïse qui, enfin, s’était jetée à son cou.

Et ce chef, c’était M. de Bougainville !

— Ah ! colonel ! s’écria Jean Vaucourt, sauvez-nous !

Il voulut lui désigner Bigot… Mais l’intendant n’était plus visible ! À l’instant même des clameurs s’élevaient de toutes parts dans la cité :

— Les Anglais !… Les Anglais !… disaient ces clameurs.

— Au fait, dit Bougainville en regardant le capitaine, avant-hier on nous informait que la flotte anglaise était en vue de la Rivière-Ouelle…

— Et aujourd’hui, interrompit le père Croquelin, elle apparaît devant l’Île d’Orléans !

Bougainville allait parler encore, lorsqu’une clameur partant cette fois de l’intérieur de la maison, s’éleva : c’étaient les gardes de l’intendant Bigot qui criaient, éperdus :

— Au feu !… Au feu !… On s’apercevait pour la première fois que toute la maison était en flammes.

— Sauve qui peut ! hurla un garde.

Jean Vaucourt enleva sa femme dans ses bras, et précédé de Bougainville, suivi du père Croquelin, il gagna rapidement le jardin.

Là, tous quatre s’arrêtèrent. Les soldats du régiment de Bougainville demandaient des ordres pour éteindre l’incendie.

— Non, répliqua Bougainville en branlant la tête, laissez faire, mes amis. J’aime mieux cela ; peut-être que les canons anglais auraient manqué d’effacer cette lèpre que le feu dévorera en entier !

— Oui, c’est vrai, appuya le père Croquelin, c’est la maison du diable !

— Mais Flambard… ce pauvre Flambard ! soupira Jean Vaucourt.

De nouveaux cris couvrirent sa voix, des cris montant dans la rue même :

— Les Anglais !… Les Anglais !…

Jean Vaucourt s’aperçut alors que sa femme était évanouie dans ses bras.

— Père Croquelin, à la maison ! cria-t-il.

Et, serrant sa femme contre sa poitrine, le capitaine s’élança dans une course rapide vers sa petite maison, suivi du père Croquelin, qui ne cessait de répéter :

— Pauvre Flambard !


FIN