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faut pour gagner efficacement et honnêtement votre argent. Écoutez : vers dix heures, si vous vous rendez au bois de Sillery, et le long de la route qui le traverse, vous verrez passer une escorte qui accompagne une charrette.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis intéressé.

— Cette charrette est à demi remplie de paille et sur cette paille est couché un homme blessé et à demi mort…

— Compris, à demi mort ! grogna Pertuluis.

— L’escorte, continua l’inconnu, est composée de huit gardes de M. de Vaudreuil, mais quatre de ces gardes sont à moitié éclopés…

— À moitié éclopés… murmura Regaudin, je retiens ceci.

— Il n’y a donc pour vous qu’à passer au travers des gardes, atteindre la charrette et achever ce pauvre homme qui, s’il ne meurt pas là dans ce bois, mourra certainement avant d’avoir franchi l’une des portes de la ville.

— Vous avez peut-être raison, dit Pertuluis.

— Eh bien ! si j’ai raison, monsieur le chevalier de Pertuluis, répliqua ironiquement l’inconnu, je compte que vous et votre Regaudin aurez également raison des huit gardes éclopés et de l’homme à demi mort.

— Par le ventre du roi ! s’écria Pertuluis, nous en aurons raison ! Je le jure sur mes armoiries… monsieur Deschenaux !

MONSIEUR DESCHENAUX !

À ce nom, l’inconnu se leva à demi et devint livide.

Pertuluis et Regaudin se mirent à rire.

— Allons ! monsieur Deschenaux, ricanna Pertuluis, payez-nous un carafon et cet acte généreux vous donnera meilleure mine !

— Ainsi donc, vous me connaissiez ? demanda Deschenaux, sombre et tremblant.

— Qui ne connaît l’excellent secrétaire de son Excellence monsieur l’intendant-royal ? Et je vous prierai même, ajouta Pertuluis moqueur, de présenter les respectueux hommages du chevalier de Pertuluis à monsieur François Bigot, et de l’assurer que, demain, il n’aura plus rien à redouter des gens à demi morts qu’il semble, ce soir, tant craindre. Et puis…

— C’est bien ! c’est bien ! coupa rudement Deschenaux, dont les regards sombres brillaient de lueurs sinistres.

Car, disons-le, Deschenaux enrageait énormément de se savoir reconnu, et déjà il méditait de terribles projets de mort contre les deux bravi, dès qu’il n’aurait plus besoin de leurs services. Et ces projets étaient si effrayants que Pertuluis et Regaudin, en eussent-ils eu vent, auraient poignardé Deschenaux sur-le-champ.

Mais comme il leur était impossible de voir, au moins clairement, derrière l’œil d’autrui, ils se contentèrent d’accepter le carafon offert par le secrétaire de Bigot.


— II —

MAÎTRE ET FACTOTUM


Deschenaux, secrétaire et factotum de l’intendant-royal François Bigot, puisque c’était lui, paya le carafon d’eau-de-vie, puis il entraîna les deux bravi dehors. Là, à la lueur douteuse d’une lanterne qui éclairait l’entrée du taudis de la mère Rodioux, il remit à Pertuluis la somme de cent livres, comme il avait été convenu. Puis il s’en alla, tandis que les deux grenadiers, avant que l’heure fût venue d’aller accomplir la sombre besogne pour laquelle on venait de leur payer la moitié du prix, rentraient dans le cabaret pour continuer à « se rattraper ».

Si nous suivons Deschenaux, nous pénétrerons avec lui dans le Palais de l’Intendance où il trouva François Bigot en entretien particulier avec Varin et Vergor. Disons seulement que les trois hommes discutaient sur le paiement de la solde aux soldats qui revenait de Carillon. Ces soldats n’avaient pas encore reçu la moitié de leur solde, et depuis leur retour ils ne cessaient de réclamer auprès des autorités et de la trésorerie leur paye que leur garantissait le roi de France. De fait le roi avait fait parvenir au trésorier Varin la somme nécessaire au paiement des services rendus par ses régiments, c’est-à-dire les troupes régulières. Quant aux miliciens, leur solde était tirée des revenues créés par le service des finances du pays ; or comme les revenus de ces finances étaient généralement accaparés par les fonctionnaires, qui ne manquaient pas, eux, de toucher régulièrement leur émoluments excessifs en même temps qu’un casuel effrayant et honteux, il arrivait le plus souvent, pour ne pas dire toujours, que les milices rentraient dans leurs foyers sans leur paye. Il n’en était pas de même des soldats de métier envoyés par le roi : ceux-ci étaient plus particuliers sur l’octroi de leur dû. Mais il était arrivé et il arrivait encore que les dispensateurs des deniers du roi en Canada trouvaient un joint et des prétextes