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LA BESACE D’AMOUR

Avec un rugissement le clerc de notaire ramassa l’épée.

Le mendiant sourit avec pitié : à voir Jean Vaucourt avec cette lame en sa main, il comprit de suite que le jeune homme n’avait pas la science de l’escrime.

Malgré sa blessure, le mendiant s’était relevé. Il arracha sa besace qui nuisait à ses mouvements, et voulut reprendre l’épée des mains du jeune homme.

Mais les gardes ayant dispersé la foule vinrent à cet instant entourer les deux hommes.

Celui qui commandait les gardes cria :

— Dépose ton épée, Jean Vaucourt !

— Fais-la remettre à ce mendiant du diable, dit un cadet, afin que je le cloue au pavé avec sa besace maudite !

De nouveaux rires éclatèrent.

— Messieurs, messieurs, prononça tout à coup une voix aigre-douce, que signifie tout ce tapage ? Il y a donc émeute vraiment, comme on vient de m’en informer ?

Un personnage plein de dignité onctueuse, plein d’une respectable importance, vêtu comme un fastueux seigneur, l’épée au côté, la canne à pomme d’or à la main, apparut.

Les gentilshommes, gardes et cadets s’effacèrent respectueusement pour livrer passage, s’inclinèrent, et quelques voix prononcèrent :

— Monsieur le baron !

Le personnage sourit, se dandina, secoua son jabot de fine dentelle et s’arrêta à quatre pas du groupe des gardes qui entouraient le mendiant et le clerc de notaire.

— Ho ! ho ! fit-il avec une sorte de surprise, que vois-je là ? Le clerc de monsieur le notaire Lebaudry ? Que signifie ?

Il promena autour de lui un regard stupéfait.

— Monsieur le clerc, dit de Loys, se permet de créer des émeutes en cette bonne ville de Québec !

— Ho ! ho ! fit encore le digne personnage, qui n’était autre que ce baron de Loisel, intendant de la maison de M. de Vaudreuil. Puis, fixant son regard un peu myope sur le deuxième prisonnier : Et cela ? demanda-t-il avec mépris, qu’est-ce cela ?

— Un mendiant, répondit un garde.

— Un mendiant ?… je crois bien, à la vérité, que c’est un mendiant !

— Il est connu Monsieur le baron, dit un autre garde : c’est le père Achard.

— Le père Achard !… Ho ! ho !… Émeutier également ?

— Également, monsieur le baron.

— Ho ! ho !

— Prenez garde, monsieur le baron, fit de Coulevent en voyant l’intendant faire un pas vers les deux prisonniers, ceci c’est un mendiant-bretteur ! Prenez garde ! ce mendiant mendie à la façon des voleurs de grands chemins !

— Tiens ! tiens ! fit le baron très intéressé. Puis, souriant avec ironie, il ajouta : j’avais déjà entendu parler du père Achard, mais je m’étais toujours imaginé que c’était le plus honnête et le plus paisible des mendiants !

— Il ne faut jamais se fier aux propos de la rue ! fit remarquer de Coulevent.

— C’est juste ! c’est juste ! avoua le baron. Puis, fixant encore le clerc de notaire, il ajouta avec un air renversé ; mais je n’en peux revenir de trouver là devant mes yeux ce jeune clerc de notaire ! C’est un grand malheur !

— Le plus grand malheur, se mit à rire de Loys, c’est qu’il a oublié son épée !

— Vraiment ! fit le baron en jouant de plus en plus la stupeur.

— Et qu’il a osé me voler la mienne ! ajouta le cadet rancunier.

— Mais c’est très grave ! s’écria le baron.

— Et il a insulté la maison de Monsieur le Gouverneur ! dit un officier.

— Mais c’est plus grave !

— Il a même outragé ses gentilshommes et ses officiers ! cria un autre cadet.

— C’est une horreur ! exclama le baron qui maintenant fronçait terriblement les sourcils.

— Et outragé le roi ! jeta un autre.

— Mais c’est crime de lèse-majesté !

Puis ces cris s’élevèrent :

— Il est digne du gibet !

— Qu’on lui fasse un procès !

— Qu’on le mette aux fers !

— Oui, oui, admit le baron, c’est entendu. Et, faisant un geste, il commanda : Gardes, conduisez cet homme au Château !

— Et le mendiant ? interrogea un cadet, qu’en faites-vous ?

— Ah ! par Notre-Dame ! jura le baron avec impatience…

Il s’interrompit, fronça le sourcil davantage, considéra curieusement le père Achard qui ne disait mot et demeurait pâle, front baissé. Puis le baron tressaillit presque imperceptiblement, jeta sur les gardes autour de lui un regard sévère, et d’une voix autoritaire il dit :

— Gardes, emmenez aussi cet homme ! Décidément, il y a déjà trop de ces mendiants malfaisants dans notre bonne cité de Québec.

Les gardes obéirent à l’ordre reçu : ils entraînèrent les deux malheureux vers le Château.

Alors les gentilshommes, officiers et cadets jetèrent ce vivat triomphal :

— Vive le baron de Loisel !

Le baron sourit d’orgueil satisfait et se mit à marcher derrière le cortège des gardes et leurs deux prisonniers.

Alors les gentilshommes, officiers et cadets éclatent de rire.

— Messieurs, cria-t-il, voici la besace !… Combien pour la besace ?

Il avait planté son épée dans le sac du mendiant et le balançait au-dessus de sa tête.

Des cris joyeux retentirent dans l’espace.

— Cinq sous ! dit un officier.

— Pouah ! fit de Loys avec dédain.

— Dix sous !

— Un autre ! cria de Loys.

— J’y vais pour une demi-Livre ! dit un cadet.

— Une demi-livre ? fit de Loys avec mépris. Ah ! tu as l’effronterie d’offrir une demi-livre pour ce qui vaut peut-être une fortune !

— Une fortune… éclata de rire le cadet… une besace de mendiant !

Un long rire circula.

— Une fortune ! une fortune ! je le répète, hurla le vicomte de Loys.

— Une fortune de quoi ? demanda un gentilhomme.

— N’importe ! si je vous assure que cette besace, telle qu’elle vous apparaît, était une besace d’amour !

Un hurlement de rire emplit la rue.