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LA BESACE D’AMOUR

recommander à Dieu ! Eh bien ! à mon tour je vous donne le même conseil. Seulement, je ne vous en donne pas long… dix secondes !

— Dix secondes ! éclata de rire Flambard… c’est plus qu’il ne m’en faut !

Mais le coup de pistolet résonna… s’éleva dans les échos de la nuit.

Le baron lança un cri de rage… Flambard n’avait pas été atteint. Au moment même où le baron pressait la détente, Flambard se ployait, rampait, se redressait, se jetait sur le baron, l’enlevait dans ses bras nerveux et essayait de le jeter dans le gouffre, rugissant :

— Ah ! par les deux cornes de Satan ! maître Lardinet, vous faites toujours un vilain jeu…

Lardinet s’était cramponné à Flambard…

Une lutte suivit… mais une lutte effroyable, sur le bord du précipice, dans un espace d’à peine trois mètres. Chacun des deux adversaires cherchait à s’enlever et à se lancer dans l’espace, dans le vide affreux. Et un faux pas, un mouvement mal calculé de la part de l’un ou de l’autre, tous deux pouvaient rouler dans l’abîme.

Et cette lutte, silencieuse, farouche, troublée seulement par le halètements des poitrines, par le craquement des os, par le grincement des dents, dura dix minutes. Aux deux ennemis elle parut durer un siècle… deux siècles peut-être !

Mais tout à coup le baron fit entendre un cri terrible…

La main droite de Flambard venait d’un coup de poignard de percer la gorge du baron qui abandonna son étreinte, et lui, Flambard, d’un effort suprême lança son ennemi dans le gouffre… et son effort avait été si violent qu’il manqua d’y tomber lui-même !

Mais non… il était tombé sur les genoux, suffoqué, haletant, mordant la pierre de ses ongles pour se retenir, pour regarder, pour écouter…

Ah ! cette fois tout était bien fini !

Flambard s’écarta de l’abîme, se redressa, et vacillant, se glissa le long des murs. Il s’en allait, épouvanté, poursuivi par la vision terrible de l’abîme qui, un moment, l’avait attiré.

Il s’en allait comme un fou, ricanant, grommelant :

— L’enfer de ce Lardinet ! Par les mille et mille potences !… Ah ! non, pas de ça, Flambard, mon ami ! Un coup d’épée, soit… et même un coup de dague ! Mais pas de plongée pareille !…

Puis il se mit à courir, comme s’il eût voulu échapper à quelque monstre horrible qui le poursuivait… il disparut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CONCLUSION


Dès le lendemain de ces terribles événements le comte de Maubertin, Flambard et Jean Vaucourt étaient allés donner la sépulture aux deux malheureuses victimes de l’incendie du mois d’août : Mme  de Ferrière et le domestique Anthyme. Puis un prêtre avait été appelé pour bénir les deux fosses.

Quinze jours après le comte et son fidèle ami Flambard, faisaient voile pour la France et, de là, pour Pondichéry. Trois jours auparavant avaient eu lieu les épousailles de Jean Vaucourt et d’Héloïse de Maubertin, et les nouveaux époux avaient accompagné le comte et Flambard au navire qui allait les emporter loin des rives canadiennes.

Au moment où le navire s’éloignait, Héloïse, en essuyant des larmes, cria :

— Voue reviendrez, père ?…

— Oui, oui, mon enfant ! Jean Vaucourt, ajouta le comte, je vous l’ai donnée… soyez lui fidèle !

— Monsieur le comte, répondit le capitaine des gardes, partez tranquille, elle a tout mon amour, elle a toute mon âme !

Du bout des doigts des baisers furent échangées entre le père et la fille, et le navire peu à peu s’éloigna… il disparut dans les brumes du matin.

Les jeunes époux remontèrent lentement vers la Haute-Ville. Les citadins, sur leur passage s’écartaient respectueusement. Tous deux s’en allaient au Château Saint-Louis où ils allaient habiter en attendant que le capitaine eût fait construire la petite maison dont il méditait le plan.

Tout à coup Héloïse s’arrêta avec surprise. Elle regardait venir une sœur Hospitalière. Puis deux petits cris furent échangés :

— Ah ! Marguerite ! prononça Héloïse.

Et Marguerite de Loisel, incapable de se contenir, se jeta dans les bras de la femme de Jean Vaucourt… elle pleurait doucement.

— Pauvre amie, murmura la jeune femme, nous vous avons pensé morte !

— Je suis morte pour ce monde, répondit Marguerite ! Mais, n’importe ! j’ai trouvé l’unique bonheur qui me fût réservé : à présent il ne me reste plus qu’à demander à Dieu d’apaiser sa colère contre un grand coupable…

Puis Marguerite s’arracha soudain à cette douce étreinte et, brusquement, s’en alla. Elle s’arrêta un peu plus loin, comme si elle eût éprouvé un vif regret, et elle prononça avec un sanglot dans la gorge :

— Soyez heureuse, Héloïse !… Soyez heureux, Jean Vaucourt !

Elle s’enfuit.

Le soir de ce jour, dans un petit salon du Château Jean Vaucourt et sa jeune femme sont réunis. Ils ne sont pas seuls : à demi perdu dans un large fauteuil placé devant un foyer aux flammes claires et joyeuses, un vieillard joue de la viole. À quelques pas de là, sur un divan, les deux époux écoutent cette musique qui chante à leur âme. Puis la viole se tait…

— Père Croquelin, murmure Héloïse, jouez-nous l’air de cette romance qu’un soir chez la mère Rodioux…

— Ah ! je me souviens, interrompt le père Croquelin avec un large sourire… Oui, je m’en souviens bien, madame !

Et le père Croquelin, mais non plus le misérable mendiant, mais un tout autre père Croquelin, magnifiquement vêtu, poudré, parfumé, rajeuni de trente ans au moins… un père Croquelin devenu comme un beau-père dont on entoure les vieux ans avec beaucoup de respect, avec beaucoup d’attentions filiales ! Oui, le père Croquelin sourit placidement et commença sur sa viole l’air demandé par Héloïse.

Et tandis que la musique emplissait l’espace de ses sons harmonieux, les regards de jeunes amants se posaient, extasiés, sur deux besaces accrochées l’une près de l’autre à l’un des murs. Sur l’une d’elles apparaissait cette inscription :