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LA BESACE D’AMOUR

— Madame, reprit-il narquois, je ne vous demanderai pas si la nature de la femme…. Ah ! ça, fit-il tout à coup, n’allais-je pas oublier que vous avez pour le sieur Cadet quelque admiration…

— Qui vous semble inopportune ?…

Et Mme Péan éclata d’un beau rire qui fit voir le splendide émail de ses dents.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, repartit Bigot. Je me demande seulement comment il puisse réussir à captiver les charmes d’une femme distinguée !

— Ah ! croyez-vous qu’il ait déjà réussi à ce jeu ? sourit mystérieusement Mme Péan qui, disons-le, partageait également ou à peu près ses charmes entre Bigot dont elle semblait la favorite, et Cadet qui désirait en faire la reine attitrée de ses fêtes.

— Je commence à le croire, madame, ou du moins à le penser !

De fait, Bigot ignorait les relations intimes qu’entretenait Cadet et la jolie femme ; car s’il en eût eu vent, l’intendant en aurait été si jaloux qu’il fût devenu un terrible danger pour l’existence de Cadet. Aussi, Cadet et Mme Péan avaient-ils bien soin de prendre les plus grandes précautions pour que leurs intimités demeurassent ignorées.

— Oh ! monsieur l’intendant, s’écria Mme Péan avec une stupeur parfaitement jouée, monsieur Cadet s’est-il véritablement voué aux plaisirs de l’amour, lui que je croyais passionné pour deux choses seulement : l’argent et le vin ?

— Vous pouvez, madame, sans crainte ajouter la femme !

— Oh ! mais vous excitez ma curiosité, monsieur l’intendant… Pouvez-vous me dire, ajouta-t-elle à voix très basse, ce que vous auriez par hasard…

Mme Péan s’interrompit brusquement en entendant d’immenses éclats de rire qui venaient du large vestibule précédant les salons.

Et ces éclats de rire avait attiré l’attention de tout le monde.

Deux gentilshommes venaient d’apparaître donnant tous deux le bras à une jeune fille qui riait aux plus beaux éclats ; et ces deux gentilshommes et cette jeune fille paraissaient ivres.

— Ô mon Dieu ! s’écria Mme Péan avec une sorte d’horreur, voici Marguerite de Loisel plus grise que ses gris cavaliers !

Bigot partit de rire.

Un grand brouhaha se produisit alors : des gentilshommes, des officiers, des bourgeois, des filles de condition interlope entourèrent le groupe gris, c’est-à-dire Marguerite et les deux gentilshommes qui étaient le vicomte de Loys et le chevalier de Coulevent.

— Vive le vin ! cria de Loys.

— Vive la femme ! clama de Coulevent.

Et au grand amusement de la foule les deux gentilshommes dérobèrent un baiser sur chacune des joues rouges de la belle Marguerite qui riait aux larmes.

— Vive l’amour ! jeta-t-elle à son tour.

Marguerite de Loisel demi ivre… c’était inouï !

Les valets survenaient avec des plateaux encore chargés de coupes remplies au ras bord avec d’autres corbeilles de fruits veloutés.

Et maintenant l’ivresse de l’amour et du vin gagnait presque tous les invités de sorte que l’ivresse du vicomte de Loys et du Chevalier de Coulevent, de sorte aussi que l’ivresse de Marguerite de Loisel ne furent plus remarquées ! La folie devenait générale !

Mais par quel jeu d’événements ou de circonstances Marguerite de Loisel se trouvait-elle comme une fille de rien, jetée dans ce milieu dépravé ? Qu’était devenu son compagnon du soir précédent, Jean Vaucourt ? Nous le saurons bientôt.

Marguerite, plus belle que jamais dans une magnifique robe de soie écarlate, ses beaux cheveux noirs ceints d’une sorte de diadème, toute couverte de bijoux d’un prix inestimable, était entourée, admirée, courtisée. Cadet s’approcha.

— Ah ! mademoiselle, je viens vous chercher pour vous présenter comme la reine de cette fête.

Marguerite se mit à rire comme une folle, puis elle se jeta au cou de Cadet et se prit à le couvrir de baisers fous.

Ce fut une acclamation formidable… Marguerite fut saisie, élevée au bout de dix bras jeunes et, à travers les deux salons, portée en triomphe jusqu’à la table du banquet dont les apprêts venaient d’être terminés.

En effet, un gong invisible résonna… c’était le signal.

Il était minuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La table était garnie de ses convives.

Tout au milieu, avaient été placés les personnages les plus marquants : d’un côté se trouvait l’intendant avec, à sa droite, Mme Péan, et à sa gauche le sieur Péan.

De l’autre côté, face à l’intendant, était Marguerite de Loisel. À sa droite se tenait Cadet, à sa gauche Mlle Pierrelieu puis Deschenaux. De Loys était à côté de Cadet, de Coulevent à côté de Mme Péan. Venaient encore M. Pierrelieu et Mme Saint-Justin ; puis c’était Varin tenant compagnie à Mme de Bréart dont le mari était actuellement à Montréal ; puis le commandant Vergor et quelques autres qui formaient l’entourage immédiat de l’intendant dans les plaisirs comme dans les affaires.

Car ces hommes se tenaient du coude partout, et tout en se jalousant, tout en se haïssant. Ils n’avaient garde de rompre les liens d’affaires qui les unissaient si étroitement, car ces liens brisés, tous seraient tombés dans l’ornière ! Et ces fêtes grandioses étaient payées à même les deniers du peuple… du peuple qui ne cessait de demander du pain pour se nourrir… du peuple hâve et famélique qu’on ne cessait de réquisitionner… du peuple à qui l’on revendait à un prix exorbitant des marchandises que le roi envoyait au pays pour n’être payées qu’au prix coûtant, sauf un léger pourcentage destiné à la cassette royale. De fait, le roi touchait son pourcentage, mais c’était après que le peuple l’eut cent fois payé entre les mains des requins qui dirigeaient les affaires et le commerce. Oui, tandis que le peuple — laboureur sans farine et sans lard, artisan sans travail et sans pain — gémissait et mourait peu à peu, ces infâmes personnages se gavaient des mets les plus délicats, se noyaient dans les vins les plus recherchés, étalaient un luxe de vêtements, de bijoux, de maisons, de mobiliers dont la valeur commer-