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LA BESACE D’AMOUR

venant de la sorte toute fuite possible du baron.

Cela fait, il se mit à ricaner sourdement.

— Hein ! monsieur le baron de Lardinet, que pensez-vous de cette petite originalité ? Il ne vous manquerait qu’une lanterne pour recopier ce bon Diogène ! Ah ! suis-je stupide ?… j’oubliais de lui mettre un bouchon sur sa gueule torte !…

Le baron, en effet, grimaçait si affreusement qu’il en avait la bouche toute tordue.

Flambard enleva deux planches et d’une guenille fit au baron un bâillon solide. Puis il recloua les deux planches.

— Là, dit-il très satisfait, il n’y a que satan, ton frère, qui pourrait te faire parler et appeler au secours.

Il allait s’éloigner lorsqu’il avisa sa besace par terre.

— Bon, grommela-t-il, j’allais oublier ma besace ! Je pense que j’en aurai besoin encore ! Et puis, ma foi, j’y tiens un peu, moi, à cette besace qu’on a appelée LA BESACE D’AMOUR. Il ricana longuement pour ajouter ensuite : — Si vraiment, baron, cette besace contient quelque mystérieuse poudre d’amour, bonsoir ! elle n’a aucun effet sur ma peau hâlée, ni sur mon cœur dur comme pierre, car je sens que je te hais à vomir sur ta tête de démon !

Avec un éclat de rire sardonique Flambard sortit de la maison et cloua solidement la porte dans son cadre.

— Allons ! se dit-il, si ce chien de Lardinet sort de là avant mon retour, il est plus fort que Lucifer lui-même !…

Et il prit le chemin de la cabane du père Croquelin.


CHAPITRE XI

LA FÊTE


À dix heures, le lendemain soir, les deux grands salons du sieur Cadet ruisselaient de lumières. Dans ces salons, sous les gerbes de feu répandues par les lustres et les candélabres une foule somptueuse de gentilshommes, d’officiers, de fonctionnaires, de bourgeois et de dames se mêlait, se confondait dans une variété indicible de couleurs vives d’où jaillissaient les feux multiples des pierres précieuses, où chatoyaient les soies les plus soyeuses, où frissonnaient les dentelles les plus fines, d’où émanaient les parfums les plus exquis.

De toutes parts s’étalaient et s’étageaient les fleurs les plus belles, les plus brillantes, les plus exotiques, toutes venant de la magnifique serre qu’entretenait à grands frais le sieur Cadet. Et le long des murs, splendidement drapés, garnis des tableaux des grands maîtres, couraient des lignées de mahonies, de paulownias, de rhizophores, de magnolias, et quantités d’autres plantes odoriférantes, d’arbrisseaux de formes élégantes qui donnaient à ces salons un peu de physionomie des parterres. Sous les plantes et les arbrisseaux étaient disposés des fauteuils, des tête-à-tête, des divans de sorte que les invités pouvaient, à leur gré, se réunir deux à deux, ou trois à trois, et sous ces palmiers, à l’abri des rizophores, des magnolias, demeurer comme tout à fait à l’écart des autres invités. Là, on y pouvait discuter en toute sécurité certaines affaires mystérieuses… Là, on pouvait se livrer en toute paix aux jeux de l’amour ! Le roi de France, en son palais, n’avait pas d’aménagements plus discrets, mieux combinés, plus sûrement imaginés.

Au delà des salons, resplendissait la salle des festins en laquelle l’on pouvait apercevoir une nuée de laquais aller et venir. La table à elle seule était toute une féerie par l’éclat admirable de ses argenteries, de ses vaisselles d’or, de ses coupes de cristal, de ses carafes aux vins les plus divers, au coloris les plus puissants. Une table de roi n’eût pu égaler celle-là !…

Les invités du sieur Cadet comptaient environ une soixantaine de personnages, disséminés çà et là par groupes, causant, riant, pivotant, se courbant… tous, hautains, fiers, vaniteux, essayant de se donner les allures des courtisans de la cour de Versailles. De fait, de prime abord, cette luxueuse assemblée aurait paru rivaliser avec la cour de Louis XV… c’en était comme la miniature !

Parmi ces personnages l’on remarquait de suite la reine de la soirée qu’on aurait pu appeler la reine de la cité de Québec, la reine de la Nouvelle-France : Madame Péan ! Mme Péan, avec ses trente-deux ans, d’une taille très élégante, de formes admirables, et avec ses beaux cheveux arrangés tout comme ceux de Mme de Pompadour, resplendissait comme une véritable reine. Sa beauté éclipsait toutes les beautés réunies, en cette nuit de fête, chez le fastueux munitionnaire de la Nouvelle-France. Mais aussi portait-elle ombrage aux autres beautés ! La robe que portait ce soir-là Mme Péan attirait plus spécialement les regards d’admiration et d’envie : c’était une réplique d’une robe qu’avait portée la marquise de Pompadour l’année précédente lors d’un grand bal donné à l’occasion de l’anniversaire du roi. Selon les chroniqueurs de la mode du temps, cette robe avait coûté à Mme de Pompadour, ou plutôt au roi de France, ou plutôt au peuple, la jolie somme de quatre-vingt mille livres !

Et Mme Péan, qui ne dédaignait pas de copier la grande marquise, trônait au beau milieu du premier salon entre deux lustres qui jetaient sur elle leurs clartés profuses. Elle était assise sur un divan oriental, souriante, peut-être un peu ironique, et devant elle se courbait révérencieusement l’intendant royal, toujours magnifiquement vêtu et chamarré. Seulement, chose curieuse, Bigot, contre la coutume, ne portait pas l’épée… Il ne portait pas cette parure nobiliaire que, par contre, portaient avec tant d’ostentation les Péan, les Cadet, les Varin, et tous ces gens issus du bas peuple que les hasards de la fortune ou que les protections occultes avaient portés aux grandeurs et à la puissance ! Non… Bigot ne portait pas l’épée parce qu’il voulait par là même se distinguer de toute cette bande d’escrocs qu’il s’était attachés, qu’il coudoyait volontiers, mais qu’il méprisait au fond.

Car François Bigot était issu d’une famille qui avait appartenu à la judicature, et, par alliance, il était attaché à de grands personnages de la noblesse française : tel le maréchal d’Estrées, son cousin, tel le marquis de Puysieulx. Il ne venait donc pas du bas peuple, mais d’une haute bourgeoisie qui avait rendu de grands services aux rois de France. Il en gardait donc certain orgueil, et certaine vanité ; et pour