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LA BESACE D’AMOUR

— Oh ! je ne veux pas vous en faire le reproche ; je vous remercie même un peu.

— Un peu, seulement ! dit le baron d’une voix sourde.

— Pardon ! monsieur le baron, je vous remercie beaucoup… beaucoup, si seulement vous étiez assez bon de me débarrasser de cette corde qui me ronge le cou ! ou si vous me déliiez les mains…

— Mais dis-moi d’abord qui t’a placé ainsi entre ciel et terre ?

— Vous voulez dire entre plafond et plancher ?

— N’importe !

— C’est ce sorcier de Flambard !

— Hein ! Flambard ! Flambard encore ! Flambard toujours ! Ah ! ça, il a donc le diable au ventre ! Par les tripes et les tripes ! ce croquant me fera crever de rage et de haine !… Hé ! dis-moi donc encore… tu es seul ici ?

— Seul !… Hélas ! que ne le suis-je ! s’écria le garde avec une sainte horreur. Tenez ! là, dans cette chambre… allez voir ce qu’il y a là !

— Qu’y a-t-il là ? demanda le baron sans pouvoir réprimer un frisson que fit naître l’expression hagarde même du garde.

— Allez voir, vous dis-je !… Mais auparavant aidez-moi donc à me dépendre !

— Attends ! répliqua le baron ; je veux voir, auparavant, comme tu dis.

Il pénétra dans la chambre indiquée avec précautions. Les flammes du foyer jetaient quelques fugitives lueurs sur un lit placé dans un angle de la chambre. Vers ce lit le baron marcha, car il avait cru percevoir vaguement une forme humaine étendue dans sa longueur que recouvrait une couverture quelconque. Il s’approcha doucement… si doucement que le garde, l’oreille tendue, ne pouvait saisir les pas du baron. De la forme humaine étendue sur le lit, pas un souffle ! Le baron sentit des gouttes d’eau glacée glisser de son front. Il approcha encore, d’une main tremblante souleva un coin de la couverture… Il laissa retomber aussitôt ce coin de couverture et recula, horrifié. Sous ses yeux une face horrible, blanche, grimaçante avec des yeux ouverts dans lesquels régnait la plus profonde horreur, apparaissait. Et cette face semblait le regarder avec une nuance de menace, avec un rictus qui crispait des lèvres noirâtres ! Mais pourtant pas une fibre de cette figure affreuse ne bougeait. Et le baron pouvait apercevoir sous la gorge un trou et tout autour du sang coagulé… Et cette face terrible, c’était celle du père Vaucourt !

Le baron n’en voulut pas voir davantage… il recula rapidement vers la pièce d’où il venait… il reculait encore que la porte donnant sur la rue s’ouvrit brusquement qu’une silhouette humaine se profila dans la vague clarté du lieu.

Le baron se retourna d’une pièce, vit la silhouette humaine, poussa un cri terrible, tira son épée et s’élança dans un bond furieux, criant :

— Ah ! cette fois, maraud de satan, tu ne m’échapperas pas !

Sans mot dire, la silhouette fit un pas rapide se baissa, ramassa une épée sur le plancher — celle du garde pendu au plafond — se releva et para un coup droit juste à temps… une demi seconde seulement, et l’épée du baron lui transperçait la gorge.

L’inconnu, dans cette obscurité zigzaguée de lueurs fugaces que projetaient les flammes de la cheminée, se mit à ricaner avec un accent nasillard… c’était Flambard !

— Ah ! ah ! monsieur le baron de Lardinet… plaisir de vous revoir ! Mais vous êtes peu poli : j’apportais précisément à ce pauvre pendu une excellente bouteille et un exquis fromage pour le remettre un peu sur ses jambes, et vous vous jetez sur moi comme un dogue enragé et tout comme si j’étais un maraudeur de nuit ! Hé ! hé ! hé !… Avouez, M. le baron Lardinet, qu’en perdant du rang et de la noblesse, vous perdez un peu de courtoisie également ! C’est inimaginable… vous que j’ai vu le beau et fier gentilhomme du Château Saint-Louis… vous que j’ai vu ce maître dirigeant à gré et à fantaisie toute une intendance-royale à Pondichéry… vous que… Décidément, je vieillis, ou c’est vous-même, monsieur de Lardinet, qui perdez de la jeunesse !

Et Flambard riait… il riait placidement tout en parant les attaques furieuses du baron ; car les lames étaient engagées, elles cliquetaient sinistrement, elles éclataient de lueurs fauves, elles bruissaient, elles voletaient, grinçaient

Car le baron, nous l’avons dit, passait pour une fine lame. Vieux bretteur, il avait parcouru le monde, passant d’un continent sur un autre, l’épée au côté ou la rapière au poing. Et cette nuit, en cette nuit où tant d’événements terribles semblaient vouloir se produire à l’improviste, le baron, en dépit de son âge, ne paraissait avoir perdu ni de sa vigueur, ni de son agilité, ni de la souplesse de son poignet. Flambard comprit de suite qu’il avait affaire à un rude adversaire. Mais il n’eut garde de le laisser voir. Il continuait de persifler, mais non pas tant pour le motif de s’amuser que pour distraire le baron et lui porter un coup fatal.

— Mon cher baron, j’avais justement une petite affaire à régler avec vous. Je vous cherchais même un peu… fugit baron de Lardinet ! Mais ce que c’est le hasard, les coïncidences, la destinée, le… enfin, si ce n’est pas le bon Dieu qui vous envoie ici ce soir, c’est assurément l’ange déchu et cornu !… Prenez donc garde à vous, baron, j’ai failli vous faire un petit trou dans la gorge ! Je ne veux pas vous envoyer au diable ric-rac… non ! j’ai, vous dis-je une petite affaire à régler avec vous !

— C’est toi, maudit, qui vas aller chez satan ! rugit le baron qui s’essoufflait rapidement.

— Ha ! ha ! ha ! se mit à rire Flambard. J’oubliais donc de vous informer que ce bon roi le Bien-Aimé aimerait faire votre connaissance. Il m’a assuré qu’il conservait pour votre plaisir un superbe gibet, tout neuf, qu’il fera installer en place de Grève ! Il m’a également informé que…

Flambard s’interrompit net, serra les dents, raidit les jarrets, bloqua l’épée du baron qui, par un coup savant — espèce de botte secrète — venait de manquer la poitrine et le cœur de Flambard d’un cheveu ! Et lui, Flambard, n’avait pu s’empêcher de frémir de malaise… Et les deux lames à ce choc rude élevèrent leurs pointes dans l’air en glissant l’une le long de l’autre, les deux gardes d’acier se heurtèrent violemment, et dans un corps à corps inattendu les deux adversaires se trou-