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LA BESACE D’AMOUR

tain les voix surprises de Bigot et de Cadet.

— Et l’autre, continua Deschenaux, c’était mademoiselle de Maubertin !

Cadet bondit sur son siège.

— Que dites-vous là, ami Deschenaux ?

— Ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles !

— Par l’enfer ! rugit Bigot, voilà bien les complications que je redoutais, ou, tout au moins, que je commençais à redouter. Donc, Cadet, ajouta-t-il sur un ton résolu, il n’est plus d’atermoiements possibles !

Et alors ces trois hommes, si bien faits pour se comprendre, se rapprochèrent, et faces contre faces, les yeux dans les yeux, lèvres à lèvres presque, tinrent un conciliabule mystérieux, mais à voix si basse, que nul n’eût pu saisir à deux pas du groupe. Ce n’était qu’un murmure… qu’un souffle. Puis, Bigot, avec un accent singulier, termina ce colloque par ces paroles prononcées à voix plus haute :

— Mes amis, qu’il soit entendu que, après demain, nous regardions le soleil avec des yeux tranquilles !

Les trois hommes exprimèrent en même temps un sourire effrayant, puis ils s’écartèrent rapidement au moment où un bruit de voix partait du grand vestibule.

— Voilà Rigaud de Vaudreuil, dit Bigot. Deschenaux, ajouta-t-il, demeurez… vous prendrez place à cette table. Quant à vous, Cadet, il importe que Rigaud ne vous voit pas ici, venez.

L’intendant conduisit le munitionnaire à une extrémité du salon, ouvrit une porte, le poussa gentiment tout en lui murmurant à l’oreille :

— Voyez de suite aux préparatifs de notre fête !

Ils échangèrent un coup d’œil d’intelligence, et Cadet s’en alla.

Bigot referma doucement la porte et revint à son secrétaire à l’instant même où un domestique introduisait Rigaud de Vaudreuil accompagné d’un secrétaire.


X

LA FUREUR DU BARON DE LOISEL


Comme l’entretien qui allait avoir lieu entre Bigot et Rigaud de Vaudreuil n’a rien à voir avec les événements qui ont trait à ce récit, nous quitterons le Palais de l’Intendance et nous reviendrons sur nos pas pour retrouver le baron de Loisel.

Le baron, après avoir déposé Héloïse de Maubertin chez la mère Rodioux, s’était rembarqué dans sa calèche pour la ramener chez un loueur de la Basse-Ville. Il était énormément joyeux, jamais son cœur de bandit n’avait éprouvé pareille joie, pareil triomphe !

— Enfin, se disait-il chemin faisant, je tiens ma vengeance, pour de bon cette fois ! Il ne manque plus que ce maudit Maubertin… Mais je l’aurai… je l’aurai pas plus tard que demain ! Et après… oui, après que je me serai débarrassé de lui et de sa fille, oui, après que je les aurai bien torturés tous les deux, à ma plus grande satisfaction, après, j’irai à Versailles, et du diable si je ne me refais pas à neuf ! Car ce baron de Loisel emprunté va finir par me jouer des tours. Je veux un titre, quelque chose d’un comte, par exemple, mais un titre que je saurai bien arracher au roi par l’intermédiaire de quelques courtisans que je connais bien ! Quant à la fortune, mon banquier à Paris m’écrit que mes placements ont prodigieusement fructifié, que mon capital atteint sept cent mille livres. Ce n’est pas le monde, je sais bien, mais enfin… Je prendrai donc deux cent mille pour acquérir mon titre de noblesse, trois cent s’il le faut. Le reste, je le verserai dans quelque entreprise qui m’apportera les millions que je souhaite posséder depuis si longtemps. Oh ! ricana-t-il, je ne suis pas encore sur le pavé ! Seulement, tant que Maubertin et sa fille vivront, je n’aurai jamais de chance à Versailles… ce sont deux ombres qui ternissent singulièrement mes horizons !

Puis, le baron se mit à réfléchir, comme si une idée nouvelle s’était fait jour dans son cerveau haineux.

— Diable ! suis-je bête, murmura-t-il au bout d’un moment, pourquoi irais-je me défaire de la fille du comte ? Car elle est jolie, un peu naïve, sotte peut-être, mais on peut la refaire, et je suis assuré qu’elle me serait une agréable maîtresse !

Il se mit à ricaner sourdement.

— Quelle excellente vengeance ! ajouta-t-il. Ah ! par Notre-Dame ! je commence à penser que je n’ai pas dit mon dernier mot !

Content de la combinaison machiavélique que venait d’imaginer son esprit infernal, le baron fouetta vigoureusement son cheval. La calèche grinça sur le pavé rugueux, cahota et s’arrêta quelques minutes après devant l’écurie du loueur.

Le baron paya grassement et s’en alla.

Après quelques minutes de marche, il s’arrêta sous la lumière pâle d’une lanterne accrochée au-dessus d’une porte sur laquelle on avait tracé en caractères gothiques :


Ici l’on mange et l’on couche !


Le baron sourit.

— Bon ! murmura-t-il, j’ai précisément faim et soif. Je n’ai pas le temps d’aller m’attabler dans une auberge élégante de la Haute-Ville, et pour une fois je peux bien me contenter d’une collation à bon marché.

Il entra.

Le baron s’attarda longtemps devant le poulet froid qu’on lui servit et la chopine d’un vin aigrelet. Le menu ne convenait pas, certes, à un seigneur comme monsieur le baron de Loisel ; c’était tout au plus le repas à bon marché que se paye l’artisan pauvre. Mais M. de Lardinet était trop préoccupé de ses affaires personnelles et de celles d’autres personnages pour prêter quelque attention à la chair coriace du poulet et à l’aigreur du vin. Il avait faim et soif, il but et mangea, mais sans arrêter, bien entendu, le cours de sa pensée.

— Que vais-je faire de ma fille ? ruminait-il. Décidément, c’est une sotte qui a perdu tout naturel pour son père. Et puis, que complote-t-elle avec ce Jean Vaucourt que j’ai si maladroitement manqué ce soir ? Qu’allait faire Marguerite chez Cadet ? Je le devine un peu par les quelques mots échappés à la fille du comte. Qu’importe ! une chose sûre, je tiens cet oiseau au plumage doré. N’ai-je pas eu bon nez de m’être dissimulé dans le parterre de Marguerite ? J’aurais manqué cette excel-