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LA BESACE D’AMOUR

— Compte sur moi, j’y serai. Mais j’y veux être, à présent, non seulement pour le plaisir que j’y trouverai, mais aussi pour affaires. Cadet, ajouta Bigot en baissant la voix, il faudra profiler de cette fête pour faire disparaître à tout jamais tous ces êtres qui nous gênent et qui finiront, si nous n’y mettons la main, par nous compromettre dangereusement. Car j’ai reçu des nouvelles de Paris et de Versailles. Il appert que le roi a décidé de rendre sa faveur à Maubertin. Or, tu le sais, le comte est notre pire ennemi, c’est-à-dire qu’il sera le premier à nous dénoncer au roi et à ses ministres, ces imbéciles qui ne peuvent nous laisser mener nos petites affaires en paix.

— Et il restera toujours Lardinet ! fit encore Cadet.

— Voilà un autre imbécile que je regrette de n’avoir pas envoyé en enfer rejoindre son illustre patron Satan.

— Dès le jour où vous lui avez donné l’opportunité de reprendre sa liberté, j’ai compris que c’était une grosse faute.

— Oui, mais il me jurait tant et tant qu’il allait faire disparaître ces Maubertin !

— Il a manqué son coup !

— C’était insensé de mettre le feu à des bâtiments… Si au moins il avait eu l’esprit de guetter ses victimes au cas où elles auraient tenté d’échapper à l’incendie… Et c’est justement ce qui est arrivé.

— Chanceux encore que nous avons été, le comte et sa fille sont tombés aussitôt entre nos mains !

— Mais dites-moi, à propos du comte : vous êtes certain d’avoir agi avec lui de façon qu’il ne puisse soupçonner nos intentions.

— Soyez tranquille. Ce matin encore, le comte demandait à mon médecin, qui exécute mes instructions avec la plus grande intelligence, s’il lui serait permis enfin de faire valoir sa gratitude auprès de monsieur Cadet !

Bigot se mit à rire narquoisement.

— Voyez-vous, reprit Cadet avec un sourire sarcastique, comment nous avons travaillé. Tous les jours le comte bénit mon hospitalité. Il ne cesse de répéter qu’il me doit la vie, qu’il la doit également à monsieur l’intendant-royal, qui ne saurait avoir manqué de recommander à monsieur le munitionnaire d’avoir les plus grands soins et les meilleurs égards pour monsieur le comte de Maubertin. À telle enseigne, mon cher ami, que nous serons bientôt aux yeux de monsieur de Maubertin, je le crains fort, deux divinités venues des cieux pour apporter la paix et le bonheur aux hommes de bonne volonté !

Cette facétie fit rire les deux associés aux larmes.

Puis, l’intendant exhiba une magnifique tabatière en or sertie de pierres précieuses, prit une prise de tabac qu’il aspira avec une véritable volupté. Il offrit ensuite sa tabatière à Cadet, qui s’empressa d’imiter l’exemple de l’intendant.

Puis, ce dernier dit :

— Mon cher, si nous n’avions que ce comte de Maubertin dans les jambes, ce serait peu de choses !

— Il vous reste sur le cœur, n’est-ce pas, ce Jean Vaucourt ?

— Et ce Flambard ?

— N’oubliez pas Lardinet !

— Bah ! fit Bigot avec mépris, je vais voir dès demain à ce que Lardinet reçoive un bon coup de dague au cœur !

— Mais s’il était trop tard…

— Trop tard ! Pourquoi ? demanda Bigot en tressaillant légèrement.

— Parce que je ne vous ai pas encore dit que la fille du comte de Maubertin a disparu de ma maison où elle habitait, comme vous le savez, avec Marguerite.

— Quand est-elle disparue ?

— Ce soir, et je doute fort le baron d’être pour quelque chose dans cette affaire.

— Ne pourrait-elle s’être enfuie d’elle-même ?

— Cela se pourrait. Mais peu après avoir été prévenu de cette disparition j’ai informé Marguerite de la chose. Alors elle a poussé un rugissement, de bête, et elle a jeté une malédiction au baron de Loisel. C’est ce qui…

— Oui, oui, interrompit Bigot dont les sourcils étaient fortement contractés ; ce damné Lardinet complique les affaires.

— Il m’a l’air de mêler nos cartes.

— Il s’agit de voir à ce qu’elles ne soient pas mêlées tout à fait.

— Quel est votre avis ? demanda Cadet.

— Je pense qu’il importe de retracer la fille du comte et Lardinet. Je vous conseille donc de mettre immédiatement des agents en campagne. Il faut en finir cette fois. Si j’ai temporisé jusqu’à ce jour, c’est pour la raison que j’attendais des nouvelles de Versailles avant d’agir. Si j’avais été certain de n’avoir rien à redouter plus tard du comte et de Lardinet, je me serais arrangé de façon à les faire rapatrier en France. Mais, à présent, par les nouvelles que j’ai reçues, il faut que le comte meure, que sa fille meure, que Jean Vaucourt ait le sort de son père, que ce damné Flambard — qui peut-être a été cause de tout le mal — soit jeté au fleuve avec une pierre au cou pour qu’il y séjourne l’éternité durant, il faut que ce Lardinet stupide soit poignardé sur un coin de ruelle, il faut encore…

Bigot s’interrompit brusquement.

Le domestique, qui avait introduit Cadet, reparut précédant un troisième personnage : c’était Deschenaux.

— Eh bien ! s’écria Bigot, que savez-vous ? Monsieur Rigaud viendra-t-il ce soir ?

— Il sera ici dans dix minutes, répondit le secrétaire de l’intendant.

Puis il se tourna vers le domestique, qui semblait attendre des ordres, et lui fit signe de se retirer. Lorsque le valet fut disparu, Deschenaux se rapprocha vivement des deux associés et dit d’une voix basse et tremblante :

— Monsieur l’intendant, si Monsieur Rigaud de Vaudreuil n’est pas venu à l’heure citée pour votre rendez-vous avec lui, c’est parce que…

Il sembla hésiter une seconde.

— Voyons ! dit Bigot avec impatience.

— Parce que, reprit Deschenaux, un visiteur est survenu au Château au moment où monsieur Rigaud s’apprêtait à se rendre ici.

— Un visiteur ? dites-vous.

— Ai-je dit un visiteur ?… C’est deux visiteurs que je voulais dire, monsieur l’intendant.

— Et qui étaient ces visiteurs, monsieur ?

— L’un, murmura Deschenaux, était Flambard !

— Flambard ! répétèrent comme un écho loin-