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LA BESACE D’AMOUR

ou ironique ou cruelle… Sa gorge magnifique semblait s’animer au papillotage des bougies de deux bras de lumière placés de chaque côté du cadre, et, parfois, l’on eût pensé que cette chair nacrée, qui avait si souvent frémi sous les baisers fous d’un roi qui aurait pu être grand, frissonnait encore sous la robe de brocart d’argent. Ses pied reposaient, nus, dans deux petites sandales d’or.

Devant ce portrait, presque vivant, Bigot venait de s’arrêter. Il contemplait cette femme avec une admiration qui croissait de moment en moment. Et à mesure que le portrait semblait prendre vie, l’intendant courbait l’échine dans un geste de respectueuse adoration ; car, alors, il lui semblait qu’Antoinette Poisson, cette reine plus reine que l’épouse du roi Louis XV, allait se détacher de son cadre et s’approcher de lui… Et lui, Bigot, non seulement ployait l’échine, mais il ployait les genoux…

Une porte à coulisse glissa silencieusement, une ombre apparut entre deux draperies de perles dont le vif scintillement attira les regards de l’intendant. Il vit un domestique, à demi incliné, dans l’attente.

— Qu’est-ce, Thomas ? demanda l’intendant en retrouvant son attitude accoutumée.

— Monsieur Cadet, le munitionnaire, demande audience, répondit le valet d’une voix onctueuse et très basse.

— Introduisez, Thomas !

Bigot lança un autre regard d’admiration passionnée à la marquise de Pompadour dans son cadre doré, et peut-être un regard de regret, et alla prendre place sur un tête-à-tête devant l’une des cheminées.

Le sieur Cadet parut, aussi richement vêtu que l’intendant sous le manteau de velours brun passementé d’argent, qu’il enleva et tendit au domestique qui l’avait introduit.

— Ah ! mon cher ami, s’écria Bigot, approchez donc ! Et il indiquait un fauteuil près de lui.

Le munitionnaire vint prendre le siège indiqué.

Bigot poursuivit :

— J’attendais monsieur Rigaud qui m’a donné rendez-vous à dix heures.

— Il est onze heures, fit remarquer Cadet.

— Je sais. Aussi, je ne peux comprendre ni m’expliquer ce retard de monsieur Rigaud. J’ai dépêché mon secrétaire au Château.

— Il se peut, dit Cadet, que monsieur Rigaud ne puisse venir.

— En ce cas, je compte qu’il me fera prévenir aussitôt, car je n’entends pas passer la nuit debout, seul ici, à attendre ce monsieur qui… entre nous, ami Cadet… me paraît depuis un certain temps prendre des airs de gouverneur.

— Ne représente-t-il pas son noble frère ? fit Cadet avec ironie.

— Le marquis, entre nous encore, est un brave garçon, suffisamment pâteux pour que nous le puissions pétrir à volonté ; mais ce Rigaud, par Notre-Dame ! avoue-le, Cadet, me semble se donner une importance qui me paraît de mauvais aloi.

— Il serait peut-être, opportun, sourit cruellement Cadet, de lui faire passer son goût de l’importance !

— J’y pense… répondit Bigot, tandis qu’un éclair menaçant sillonnait sa prunelle. Mais venons-en de suite à l’objet de votre visite. Pour que vous veniez me trouver jusqu’ici à cette heure de la nuit, il doit se passer quelque chose d’intéressant ?

— Quelque chose de grave ! répliqua Cadet d’une voix sombre.

— Quoi donc ?

— J’ai surpris ce soir Jean Vaucourt avec Marguerite de Loisel.

— Ho ! ho ! fit Bigot, que m’apprenez-vous là sur le compte de ma filleule ?

— La vérité.

— Est-ce que par hasard l’ancien clerc de notaire se serait mis à roucouler ? demanda narquoisement l’intendant.

— Si ce n’était que cela… Mais je pense qu’il médite quelque projet relatif au comte de Maubertin.

— Alors il saurait ce qu’est devenu le comte ?

— Je le pense.

— Mais alors c’est très grave, en effet ; c’est même dangereux.

— D’autant plus dangereux que je ne suis pas loin de penser qu’il a réussi à se faire une alliée de Marguerite qui nous trahit.

— Ho !… si cela était !…

Bigot fit un geste, comme le geste d’un bourreau qui lève une hache et la rabat vigoureusement sur un col humain.

— Or, pour parer à ce premier danger, reprit Cadet, j’ai usé de discrètes précautions.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai retenu Marguerite que j’ai confiée à la surveillance de mes femmes. Quant à Jean Vaucourt… Ah ! j’oublie de vous instruire d’un fait : Jean Vaucourt et Marguerite sont venus, vers les huit heures, à ma maison.

— Dans quel but ?

— Je n’ai pu le savoir encore. Marguerite est entrée seule. Mais dès son entrée un valet est venu me prévenir qu’un individu avait accompagné la jeune fille jusqu’à ma porte, et que l’individu demeurait caché en dehors de la palissade. Alors j’ai fait saisir l’homme par mes gardes… c’était Jean Vaucourt.

— Qu’en avez-vous fait ? demanda Bigot avec un grand intérêt.

— J’ai d’abord eu l’idée de le faire promptement poignarder sur place. Puis, je me suis ravisé. En attendant que nous décidions de son sort, je l’ai fait jeter dans mes caves.

— Bon, après le père, ce sera le tour du fils ! prononça Bigot avec un accent de haine terrible.

— En effet, ricana Cadet, le bonhomme Vaucourt n’est plus à craindre avec ses jérémiades et ses plaintes contre monsieur l’intendant qu’il accusait sans cesse de l’avoir ruiné.

— L’imbécile ! gronda Bigot.

— Certes, admit Cadet ; mais il reste encore le fils !

— Il mourra ! dit froidement Bigot.

— Et… il restera encore le comte ! fit Cadet avec une haine féroce.

— Il mourra ! dit encore Bigot.

— Et il restera sa fille… il restera Flambard…

— Ils mourront tous ! prononça l’intendant sur un ton sinistre.

— Quand ? demanda Cadet.

— Demain. Oui, demain. Tu donnes, demain soir, cher Cadet, une grande fête…

— À laquelle vous ne manquerez pas de venir, j’imagine ?