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LA BESACE D’AMOUR

Oui, Flambard, ahuri, était là.

Héloïse courut se jeter dans ses bras en pleurant de joie.

— Par les deux cornes de Lucifer ! cria Flambard en dardant sur Héloïse un regard tendre et sur la mère Rodioux un regard chargé de menace ; que veut dire ceci, la mère ?

Le père Croquelin s’approchait.

— Oh ! oh ! fit-il avec étonnement, c’est mademoiselle de Maubertin, si je ne me trompe ?

Héloïse, heureuse, demeurait dans les bras de Flambard dont le grand corps frémissait.

— Mademoiselle, prononça t-il d’une voix altérée par l’émotion, ne pleurez plus… je suis là ! Ah ! c’est certainement la bonne sainte Vierge qui m’a fait rencontrer ce soir le père Croquelin ! Mais je ne comprends pas… suis-je stupide… Par l’épée de Saint-Louis ! père Croquelin, faites-moi parler cette vieille carcasse et qu’on sache ce qu’elle manigançait contre mademoiselle !

La colère éclatait dans les prunelles sombres de Flambard.

— Ah ! père Croquelin ! gémit la vieille femme. Ah ! monsieur Flambard ! ah ! mes bons gentilshommes, de grâce, je n’ai fait aucun mal ! C’est monsieur le baron qui a conduit ici mademoiselle pour que je la garde un jour ou deux !

— Hein ! le baron de Loisel ? demanda Flambard avec surprise.

Et de son regard stupéfait il interrogeait Héloïse.

Elle fit de suite le récit des événements qui s’étaient passés ce soir-là chez Marguerite de Loisel.

— Mais alors, demanda Flambard avec inquiétude, vous n’avez revu ni Jean Vaucourt ni Marguerite ?

— Non.

— Et vous croyez que Marguerite était votre amie ? interrogea Flambard avec un grand air de doute.

— Elle a été si bonne pour moi…

— C’était peut-être de l’hypocrisie ! La fille du baron de Loisel, la fille de Lardinet, votre amie, mademoiselle ? Ah ! non… cela ne se peut pas ! Et Jean Vaucourt… ah ! mademoiselle, je crains bien qu’il ne soit tombé lui aussi dans un infâme guet-apens !

— Vous me faites terriblement peur, Flambard, dit Héloïse avec un véritable effroi.

— Oh ! vous, mademoiselle, vous n’avez plus rien à craindre ! Mais votre père, Jean Vaucourt, moi-même… Ah ! si vous saviez… Nous sommes entourés d’ennemis implacables que nous ne pouvons démasquer ; ils agissent dans l’ombre ; ils sont sans cesse aux aguets ; ils nous surveillent jour et nuit, et vous en avez une preuve effrayante ! Mais cela va cesser. Ces ennemis, je vais les prendre bientôt au collet. Ah ! par les deux cornes de Satan ! dussé-je faire sauter la cité entière, je détruirai cette vermine exécrable qui grouille autour de nous !

Et se tournant vers le mendiant, il demanda :

— Père Croquelin, connaissez-vous une maison sûre où je pourrai conduire mademoiselle, en attendant que j’aie délivré monsieur le comte de ses ennemis ?

— Je connais parfaitement une maison d’honnêtes artisans, et pas bien loin d’ici.

— Des artisans… dit Flambard avec un hochement de tête qui exprimait un gros doute.

Mais il se frappa aussitôt le front, puis saisit sa tête à deux mains et murmura, comme se parlant à lui-même :

— Ai-je oublié que monsieur Rigaud de Vaudreuil m’a fait mander pour demain au Château Saint-Louis ? Pourquoi n’irais-je pas ce soir, tout en y emmenant mademoiselle où, certainement, elle sera en toute sûreté ?…

Héloïse, qui avait entendu, demanda :

— Vous voulez m’emmener au Château ?

— Oui, mademoiselle, sourit Flambard, c’est l’unique endroit où je serai assuré de vous savoir en toute sécurité. Que dites-vous de mon idée, mademoiselle ?

— Je suivrai votre avis, Flambard.

— C’est bien. Père Croquelin, ajouta-t-il, courez me chercher une voiture, j’emmène mademoiselle au Château !

— J’y cours bien volontiers, monsieur Flambard, ça ne sera pas long.

Le père Croquelin partit aussitôt.

— Et toi, la mère, reprit Flambard, reprends ta besogne, et ne t’occupes pas de nous !

Puis, par le trou de la cloison il fit passer Héloïse pour la conduire dans le logis du mendiant en attendant le retour de ce dernier.

Flambard fit asseoir la jeune fille devant le feu de l’âtre et lui demanda de faire le récit de tout ce qui s’était passé depuis le mois de mai.

Héloïse se mit à narrer les terribles événements qu’elle avait vécus et que Flambard connaissait en partie.

Comme elle achevait, le père Croquelin parut.

— J’ai trouvé une calèche, annonça-t-il, et je vous conduirai moi-même au Château !

— C’est bien, père Croquelin. Venez, mademoiselle !

Et Flambard, offrant son bras à la jeune fille, l’entraîna dehors et la fit monter dans la voiture qui, la minute d’après, partait pour le Château.


CHAPITRE IX

LES DEUX ASSOCIÉS


Onze heures sonnaient au cadran du Palais de l’Intendance.

Dans le grand et splendide salon, pleinement éclairé par six lustres à vingt-quatre bougies chacun, l’intendant-royal, seul, se promenait à pas lents, méditatif. Un silence solennel régnait troublé seulement par le pétillement des feux de deux grandes cheminées. Aux murs de ce salon étaient attachés plusieurs tableaux de peintres renommés ; mais l’un, surtout, paraissait attirer les regards de l’intendant chaque fois qu’il passait devant. C’était un portrait, de grandeur naturelle, encadré d’or, et ce portrait représentait une femme. Cette femme était belle d’une beauté presque mystique. Assise sur un fauteuil à médaillon, elle appuyait sa tête dorée et ondulée sur sa main droite, le coude posé sur un bras du fauteuil, et gardait une physionomie un peu rêveuse. Ses grands yeux gris bleu avaient une profondeur mystérieuse, tandis que ses lèvres rouges souriaient avec une sorte de condescendance qui pouvait paraître à l’œil de l’observateur