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LA BESACE D’AMOUR

l’atmosphère puante qui pesait lourdement sur la jeune fille. Elle suffoquait et tenait autant que possible son mouchoir parfumée sur ses narines.

Et à mesure que l’heure avançait, la jeune fille devenait plus inquiète. Puis la fatigue l’accabla. Elle n’osait s’appuyer contre la cloison crasseuse derrière elle. Sa respiration devenait si lourde et si bruyante que la vieille, une fois, se retourna et dit avec une grimace de mécontentement :

— Couchez-vous donc, ça vous empêchera de déranger les gens qui travaillent !

Héloïse ne répliqua pas, sa gorge serrée n’aurait pu émettre un son. Mais ces paroles peu bienveillantes de la vieille femme lui firent comprendre qu’elle n’avait plus d’espoir à conserver. On l’avait trompée, on l’avait emmenée dans ce taudis non pour son bonheur, mais dans un but de quelque sombre et odieuse vengeance. Elle frissonna à l’image du baron de Loisel, de ce Lardinet qui avait fait tant de mal à son père ! Puis elle s’en voulut de s’être laissée ainsi tromper ! Et elle commença de douter de l’amitié de Marguerite ; ne s’était-elle pas faite la complice de son père ? Ne voulait-elle pas aussi venger la déchéance de son père ? Et Jean Vaucourt, qu’elle avait emmené chez Cadet, n’était-il pas lui-même tombé dans un piège grossier ? Héloïse frémit d’horreur, ce n’était plus le doute qui envahissait ses pensées en tumulte, mais la certitude ! À présent elle croyait découvrir tout le vaste plan d’une trame longtemps méditée contre elle et son père, contre leurs amis ! Le baron et sa fille avait découvert que Jean Vaucourt recherchait le comte, et on avait fait disparaître le jeune homme ! Héloïse avait maintenant cette conviction. À cette pensée son cœur trembla d’angoisse, son amour naissant s’agita dans l’épouvante. Elle allait oublier son propre sort, les dangers qui pouvaient la menacer, pour songer à Jean Vaucourt, pour le plaindre, pour prier Dieu de le protéger…

Tout à coup, elle tressaillit légèrement au bruit entendu d’une musique douce et plaintive qui semblait venir de tout près de là. Cette musique partait de derrière elle, derrière la cloison contre laquelle, malgré son dégoût, elle s’était accotée dans sa lassitude. Elle écouta attentivement, et elle reconnut les sons harmonieux d’une viole.

Elle chercha du regard une porte dans la cloison ; elle n’en vit aucune. Mais d’où pouvait donc venir cette musique qui calmait ses pensées inquiètes ? Puis, en écoutant encore, elle reconnut les sons d’un autre instrument, elle en saisissait les accords, et elle pensa que c’était d’un rebec. L’air qu’elle entendait lui semblait d’une ancienne romance qu’elle avait déjà entendu chanter ; cet air était triste et monotone, mais la viole lui donnait un charme presque captivant.

La vieille femme qui entendait également cette musique remarqua entre haut et bas :

— Tiens ! le père Croquelin a donc un joueur de rebec pour l’accompagner !…

Héloïse avait entendu ces paroles, mais elle avait surtout saisi le nom.

— Le père Croquelin ? se dit-elle.

Elle se rappelait avoir entendu ce nom. Mais où ? mais quand ?… Elle fouilla activement son souvenir. N’était-ce pas un mendiant ?… Ah !… elle se souvenait à présent : son père lui avait parlé une fois ou deux de ce père Croquelin, un vieux mendiant de la Basse-Ville. Le comte était venu à Québec incognito au commencement du mois d’octobre de l’année précédente. Il avait appris que Lardinet était venu en Nouvelle-France après son départ de Pondichéry, et pour le retracer plus sûrement, pour le démasquer et pour éviter d’être reconnu, M. de Maubertin s’était déguisé en mendiant et durant tout l’hiver qui avait suivi il avait partagé l’habitation du père Croquelin. Le père Croquelin et le père Achard, comme Héloïse pouvait se le remémorer à présent d’après le récit du comte avaient été deux grands amis. Donc, pensa la jeune fille avec une joie soudaine, si le père Croquelin est tout près de là c’est un ami sur qui elle peut dépendre ! Elle n’a qu’à l’appeler à son secours. Oui, mais comment communiquer avec ce mendiant ? À côté de ce taudis où elle se trouve, Héloïse doit-elle comprendre qu’il est un autre logis où vit le père Croquelin ? Est-ce que cette mince cloison sépare les deux logements ? Voyons !…

Héloïse, sans cesser d’écouter la musique de la viole et du rebec, examine la cloison d’un regard ardent… Pas une issue ! Pourtant… qu’est-ce cela ?… Un filet de lumière ?… Peut-être ! À un pied au-dessus de sa tête la jeune fille voit poindre une petite clarté. Elle se soulève sans bruit, elle constate que deux planches de la cloison sont légèrement disjointes. Dans cet interstice elle plonge un regard avide… Elle découvre une cabane à peu près semblable par l’intérieur à celle où elle est mais ce logis misérable est propre, tout y est à l’ordre. Devant elle, de l’autre côté de la pièce, un grand feu de bois sec brûle dans la cheminée et éclaire l’intérieur assez nettement. À côté de la cheminée, assis sur un banc rustique, le dos contre le mur elle aperçoit deux hommes : ce sont les deux musiciens. Elle les regarde longuement…

Elle reconnaît le premier, celui qui se trouve près de l’âtre et que les flammes éclairent vivement… elle le reconnaît par le portrait que lui a fait son père de cet homme, c’est le vieux mendiant. L’autre, le joueur de rebec, elle ne peut le voir distinctement ; mais il lui semble d’une taille plus élevée, et il a l’air plus jeune que le mendiant. Héloïse les considère tous deux, elle voit leurs yeux levés vers le plafond, graves tous deux et paraissant demeurer sous le charme de leur propre musique. Mais voilà que le joueur de rebec se penche légèrement vers son instrument, tend l’oreille et semble vouloir mieux saisir les accords qu’il lui fait rendre. Alors les flammes du foyer éclairent pleinement les traits basanés du joueur et Héloïse, dans un cri de suprême appel, clame ce nom :

— Flambard !…

La jeune fille s’était dressée debout, palpitante.

À son cri, la vieille femme avait poussé un grognement sauvage et s’était jetée sur la fille du comte.

La musique s’était tue… et deux secondes s’étaient à peine écoulées qu’un choc se produisit contre la cloison qui se brisa, vola en éclats, et par l’ouverture surgissait Flambard suivi du père Croquelin.