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LA BESACE D’AMOUR

— Vive le seigneur de Saint-Véran !

Des voix plus sonores, plus jeunes, plus heureuses, ajoutaient :

— Vive Madame de Pompadour !

Et parmi tous ces vivats, dans le bruit des cliquetis d’épées, des crépitements de mousqueterie, des appels sonores des clairons, dans le roulement de tambours, et alors que le canon venait de tonner en signe d’allégresse d’un bastion qui protégeait le Château Saint-Louis, une voix s’éleva tout à coup de la masse enthousiaste du peuple… une voix mâle, sonore, audacieuse… et cette voix monta dans l’espace, retentit âprement et domina tous les bruits… Cette voix venait de clamer :

— À bas la Pompadour !…

Durant une seconde, un silence relatif régna sur la cité en liesse, dans les regards heureux une lueur de crainte brilla, puis ces regards essayèrent de découvrir dans cette masse compacte de peuple l’audacieux, le téméraire qui avait lancé un tel cri.

Mais déjà des fifres et des tambours retentissaient de leur musique guerrière, et déjà d’autres vivats s’élançaient dans l’atmosphère ensoleillée :

— Vive les braves de la Sarre !

Un bataillon du régiment de la Sarre venait d’apparaître, fanions au vent, défilait devant le Château Saint-Louis, puis par la rue Buade gagnait la côte abrupte des Fortifications pour aller s’engouffrer dans le dédale des ruelles tortueuses de la Basse-Ville qui aboutissaient au Quai de la Reine, où s’alignaient déjà les bataillons des Royal-Roussillon, Languedoc et la Reine. Là balancés doucement par la marée montante, deux navires appareillaient. Sur ces navires ces beaux soldats de France allaient s’embarquer pour la ville de Montréal, et, de là, se diriger vers les frontières de la Nouvelle-France, du côté des grands lacs, que les Anglo-américains menaçaient d’envahir. Ces soldats s’en allaient fièrement défendre le grand domaine du roi de France, la belle patrie des Canadiens.

Et le peuple tout confiant en ces guerriers rayonnants des glorieuses campagnes dont le sol européen gardait encore le grand souvenir, oui, le peuple de la Nouvelle-France, confiant en ces superbes soldats que le roi venait d’envoyer à son secours, se réjouissait… Il acclamait ces valeureux combattants qui semblaient porter avec eux le symbole de la victoire… il les accompagnait jusqu’aux navires qui les emmèneraient loin de Québec !

Le peuple… oui ! mais pas tout le peuple ! pas tout le peuple non plus se réjouissait ! Çà et là il y avait des murmures, des balbutiements de colère, des regards chargés de haine et de vengeance ! Non… il n’y avait pas là que des heureux, il y avait des misérables, il y avait des malheureux ! Et il y en avait un peu partout ! Il y en avait devant le Château Saint-Louis : ceux-là regardaient, le front sombre, les dents serrées, la foule de brillants gentilshommes et d’officiers qui allaient suivre tantôt les régiments qui avaient défilé devant eux et s’embarquer également sur les navires qui hissaient leurs voiles. Et parmi ces officiers-gentilshommes, tous choisis par le roi Louis XV pour venir défendre contre l’ennemi son beau domaine de la Nouvelle-France, on remarquait le marquis de Montcalm, seigneur de Saint-Véran, le brave chevalier de Lévis, M. de Bourlamaque, le capitaine de Bougainville, le sieur des Combles, Pouchot, La Rochebaucour, et quantité d’autres, tous parés de riches habits, tous portant fièrement l’épée !

Au delà de ce groupe ruisselant, les dominant sur une terrasse du Château tout enguirlandée et toute fleurie, et sous des auvents qui interceptaient les rayons brûlants d’un soleil de mai se tenait un groupe de dames de la société, somptueusement vêtues de dentelles claires, princièrement parées de bijoux précieux, galamment entourées de gentilshommes et de notables de la cité de Québec. Parmi ces notables le peuple pouvait remarquer la prétentieuse attitude de Monsieur Bigot, intendant-royal de la Nouvelle-France. Et ces dames éclatantes de beauté, ces gentilshommes en grand habit de gala, ces notables hautement respectés exprimaient par des éclats de rire sonores la joie qui les animait.

Plus loin, sur la place de la Cathédrale, d’autre peuple, par groupes, discutait à voix basse et une sourde animation. De ces groupes partaient ces propos :

— Que le roi, au lieu de soldats fantasques, d’officiers de fortune, de gentilshommes ruinés n’envoie-t-il des gibets et des bourreaux pour pendre toute cette charogne titrée et chamarrée qui empeste notre pays… toutes ces larves immondes qui sucent le meilleur de notre sang !

— Pourquoi laisse-t-on, si tant est qu’on nous aime, comme se plaît à dire le Bien-Aimé, ce gueux de Bigot ruiner le pays entier pour s’enrichir, lui et ses rats d’égout !

— Qu’a-t-on besoin en notre ville paisible de cet aventurier Baron de Loisel, qui cherche à nous écraser de son mépris !

— Pourquoi le roi — s’il est roi et maître — se laisse-t-il conduire pas une gueuse de femme sans vertu et sans honneur !

— Il faut que cela change !

— Plus de Bigot !

— Plus de Pompadour !

— Plus de Loisel !

— Plus de Varin !

— Plus de Cadet !

— Nous voulons justice !

Les groupes se pressaient les uns sur les autres et des poings crispés se tendaient vers le ciel radieux comme pour le prendre à témoin des injustices souffertes.

Au pied de la ville, vers la rue Sault-au-Matelot, d’autre peuple encore s’assemblait.

Là, devant une auberge et juché sur un tonneau, un jeune homme haranguait. Il était vêtu d’une soutanelle noire qui lui donnait un air de dignité. De haute taille, mince, souple, la bouche fine, les yeux ardents, le front haut et intelligent, d’un geste presque foudroyant, d’une parole enivrante et claire qui retentissait comme un clairon, il imposait, il soulevait…

— Courons au Château, protestons auprès de Monsieur de Montcalm pour qu’il emporte ces protestations auprès de Monsieur de Vaudreuil… nous avons trop souffert !

Le peuple grondait autour de lui…

Une voix rude cria :

— Conduis-nous, Jean Vaucourt !

Et ce jeune homme et ce peuple se mirent en marche d’un pas rapide, accéléré au fur et à mesure… On eût juré qu’ils allaient esca-