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LA BESACE D’AMOUR

n’avait pas encore été frottée de coquinerie, formaient une bande de chiens voraces qui ne voulaient même pas laisser après eux une parcelle de l’os. Oui, elle savait tout ce que valait le cœur, tout ce que pesait l’esprit de ces serviteurs du roi… elle n’en eût pas donné un brin de paille ! Elle savait également tout ce que souffrait le peuple de la Nouvelle-France sous la domination de ces tyrans de l’ombre, ignobles lépreux dont les pustules écœurantes se dévoilaient, plus hideuses, dans les lumières étincelantes de leurs palais, au milieu de leur entourage corrompu ! car elle habitait actuellement une petite maison qui avait servi de refuge à l’une des maîtresses du sieur Cadet… pauvre enfant qu’on avait arrachée à son foyer paisible et pur pour la jeter dans les fanges visqueuses de la lèpre, dont elle était morte sous le toit des Sœurs Hospitalières ! Oui, Marguerite savait tout cela, et elle redoutait justement les avances froidement calculées de Cadet à qui elle voulait échapper en hâtant son mariage avec le vicomte de Loys. De ces avances mêmes elle avait eu peur : pour ne pas demeurer dans la boue où elle était tombée après la chute de son père, pour conserver encore un certain rang et une certaine dignité, elle avait accepté de Cadet le logis, la table, les toilettes, l’argent. Elle s’était laissée promettre par le munitionnaire une puissance au-dessus d’une reine, au-dessus de celle d’une marquise de Pompadour ! Elle s’était laissée approcher de si près par Cadet et sa bande qu’elle en avait saisi les calculs et les intentions, et elle en avait été épouvantée, sans cependant avoir le courage de fuir le danger mortel. Mais elle se croyait forte, invulnérable. Marguerite de Loisel, fille d’un bandit, mais fille aussi d’une mère tendre et bonne qui avait été trompée, tyrannisée et qui était morte de soucis, de chagrins, de honte dont l’avait abreuvée un homme sans honneur, sans conscience, sans foi… Marguerite, en dépit du milieu funeste où elle avait vécu en Nouvelle-France, en dépit du coudoiement de la crapule, en dépit de principes pernicieux, d’exemples scandaleux dont sa personne avait été enveloppée chaque jour, demeurait pure ! Elle demeurait pure parce que cette bande crasseuse lui faisait horreur, et parce que cette horreur faisait sa force contre les tentations, devant les pièges sournoisement tendus sous ses pas ! Oui, Marguerite se pensait inattaquable, invulnérable ! Aussi, jusqu’à ce jour n’avait-elle pas prêté une oreille trop complaisante aux propos plus ou moins dangereux d’un Cadet. Elle avait la crainte de la chute terrible que peut faire une femme, chute dont elle ne se relève jamais ; et cette chute, elle ne voulait pas la tenter ! Et pourtant, elle se laissait volontiers attirer près de l’abîme ; elle ne refusait pas les présents de la main qui pouvait, à l’improviste, la réduira à l’ignominie ! Mais c’est parce qu’elle voulait devenir comtesse, et pour atteindre ce but, forte de sa dignité de femme, forte de sa pudeur de jeune fille, elle osait affronter le pire gouffre ! Ce gouffre, avec audace, elle le défiait ! Elle ne craignait pas l’ennemi qui la pousserait dedans, car elle se disait qu’elle saurait bien résister à la poussée suprême, que…

Ses pensées furent brusquement interrompues par le marteau de la porte d’entrée qui résonna fortement.

Marguerite tressaillit, et dans ses prunelles noires une lueur de joie brilla.

C’est Lui ! murmura-t-elle.

Elle jeta un regard compatissant à Jean Vaucourt qui paraissait dormir doucement.

Puis Marguerite appela ses filles de service commanda à l’une d’elle d’aller recevoir le visiteur et de l’introduire dans le salon, tandis qu’elle entraînait l’autre servante dans une chambre voisine pour l’aider à refaire sa coiffure.

Au bout de dix minutes, Marguerite de Loisel, heureuse, séduisante, quitta sa chambre, traversa le boudoir où reposait toujours le capitaine Vaucourt et gagna le salon.

Une lourde tapisserie masquait la porte qui du réfectoire donnait accès dans le salon. Marguerite souleva la tapisserie, puis elle s’arrêta subitement avec un geste de surprise en constatant que deux visiteurs étaient là au lieu d’un qu’elle attendait. Et ces deux visiteurs étaient le vicomte de Loys et Michel Cadet.

— Ah ! chère belle ! s’écria de Loys en s’élançant à la rencontre de la jeune fille. Pour la première fois le vicomte voulut l’embrasser.

— Marguerite pâlit terriblement… Elle venait de comprendre que ce geste trop familier du vicomte était dû à l’ivresse. Oui, le vicomte titubait légèrement.

Elle le repoussa dignement, mais non rudement.

Cadet se mit à rire, et à son tour s’avança vers Marguerite. Lui aussi titubait… il titubait beaucoup plus que le vicomte. Et il dit d’une voix zézayante :

— Et moi… Marguerite… belle Marguerite divine Margot… est-ce qu’on me repousse aussi ?

L’étonnement de la jeune fille prenait des proportions inouïes… à ce point qu’elle n’osait en croire ses yeux.

Oui… là, devant elle, sous ses yeux bien éveillés cependant, — elle cherchait à se l’assurer, — se tenait, chancelant, avec un rire idiot sur les lèvres, avec des prunelles rougies par les vins absorbés, prunelles qui la détaillaient impudemment, ce gentilhomme, ce vicomte qu’elle avait toujours connu pour le plus galant homme de la cité ! C’était inimaginable !

Et là, encore, non moins chancelant, non moins idiot, plus ivre que le vicomte, était ce personnage si digne, si grave dans les réunions officielles, le sieur Cadet ! Oui, le sieur Cadet gros, gras, rubicond, richement vêtu, paré de l’épée ! Oui, le sieur Cadet, obéi, redouté, salué tout autant que l’était maître François Bigot ! Mais celui-ci, passe encore… Mais l’autre, c’était un ancien garçon boucher, qui devenu maître-boucher, s’était donné certains airs de gros bourgeois !

Et l’autre, encore, ce raffiné gentilhomme… Non, elle n’en revenait pas.

— Ma chérie, reprit de Loys, faut pas faire de pruderie avec nous !

— Et non plus de pudibonderie, surenchérit Cadet. Tu sais, mignonne, c’est réjouissance publique pour trois jours. Demain soir, grand festin chez moi, festin auquel ta superbe présence va donner tout l’éclat que j’attends. Faut donc être aimable avec ses amis !

— Ses amis !… répéta, sans comprendre, Marguerite éperdue. Puis, comme si elle venait