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LA BESACE D’AMOUR

— Suis-je blessé plus grièvement que je n’avais pensé ?

Il ne sentait plus ce fluide glisser le long de son corps comme au moment où il avait quitté la rue Sault-au-Matelot.

L’étourdissement se passait, la chaleur à sa poitrine se calmait, il se sentit redevenir fort.

Alors il se rapprocha tout à fait de la fenêtre par laquelle il put plonger un regard ardent. Il vit un réfectoire, au milieu une table toute dressée, mais avec le désordre qui indique que le repas est terminé. Puis ses yeux perçurent deux personnages. L’un, debout, était bien reconnaissable : c’était, comme l’avait deviné le jeune homme, le baron de Loisel. L’autre, une jeune fille, assise nonchalamment sur une sorte de sofa… Jean Vaucourt frissonna. Ses yeux émerveillés contemplaient avec avidité cette belle jeune fille, aux yeux noirs, aux lèvres rouges et dédaigneuses, qu’il avait vue pour la première fois en la salle basse du Château : c’était Marguerite de Loisel. Et cette beauté, qui l’avait une fois captivé, le fascinait encore. Il la regarda… il la dévora de toute la puissance de ses yeux. Elle lui parut plus belle, plus séduisante que la première fois. Il la trouva adorable dans sa robe de soie rose, avec son coude blanc appuyé sur une pile de coussins, sa tête brune reposant sur la paume de sa main fine. Il remarqua ses cheveux noirs et massifs jeter des étincellements aux feux d’un candélabre à douze bougies roses posé sur la table devant elle, et ces étincellements s’échappaient de petits diamants semés dans sa chevelure d’ébène. Il vit encore autour de son col de marbre un magnifique collier de perles noires qui faisaient ressortir avec plus d’éclat la blancheur de sa gorge. Il frémit longuement.

Puis son regard se reposa sur le baron. Celui-ci, cependant, n’avait pas l’allure ni l’attitude hautaines que Jean Vaucourt lui avait connues alors qu’il était intendant de la maison de M. de Vaudreuil. Ce soir, le baron portait un habit de velours brun, poudreux et fané. Pour tout ornement à sa toilette on remarquait un jabot de dentelle défraîchi. Ah ! non, ce n’était plus le brillant et pédant gentilhomme régnant comme un maître au Château Saint-Louis. Il demeurait debout, pâle, tremblant, humble, et avec sur son front soucieux le sceau de sa déchéance. Non, ce n’était plus l’orgueilleux et dédaigneux baron… Là, c’était l’homme du pavé… c’était le cheminot… c’était le vagabond… c’était peut-être le bandit ! Il laissait peser sur sa fille un regard dur et chargé de rancune. Elle, demeurait dédaigneuse et presque méprisante. Ils échangeaient des paroles, mais à voix trop basse pour que Jean Vaucourt pût les saisir ; mais il comprenait, à la crispation des lèvres, aux regards sombres que ces deux personnages se jetaient l’un à l’autre que ces paroles étaient rudes, dures, brèves, presque tranchantes.

Voici ce qui se disait entre le père et la fille.

— Je vous avais pourtant bien prévenu, monsieur de ne plus m’importuner.

— Moi, t’importuner…

— Et vous voilà encore entré dans ma maison presque par la violence !

— Par la violence… gronda le baron.

— Oui… tout comme ferait quelque malandrin.

Des éclairs terribles jaillirent des prunelles sombres du baron.

— N’ai-je plus le droit de me présenter chez ma fille, et à l’heure qu’il me convient ?

— Ce droit vous l’avez perdu !

— Ainsi donc, Marguerite, tu en es arrivée à renier celui qui t’a donné la vie ?

— Suis-je bien sûre de cela ?

— Malheureuse !

— Mais si vous m’avez donné cette vie, pourquoi voulez-vous me la reprendre à présent ?

— Es-tu folle ?

— Pourquoi m’avoir laissé tomber sur le pavé où je fusse crevée comme une bête immonde, si une main généreuse ne m’avait ramassée ?

— Marguerite tu déraisonnes, voulut plaider le baron.

— Non ! Je sais que j’allais crever de faim et de honte !

— Était-ce ma faute ?

— Après ma pauvre mère, qui mourut de chagrins lorsqu’elle fut mise au courant de vos malversations à Pondichéry, c’est moi, que vous appelez votre fille, qui devrai mourir de honte.

— Ah !… te faire mourir de honte, dis-tu ? quand je tente tout pour te reconquérir le rang et la fortune !

— Êtes-vous bien sûr de reprendre ce rang ? Que ne l’avez-vous conservé lorsque vous le teniez !

— Encore une fois était-ce ma faute ?… Ho ! si ce n’eût été de ce maudit Maubertin ?…

— Hé ! ce Maubertin… s’impatienta la belle fille à la fin, n’usait, après tout, que de son droit ! C’était, reconnaissez-le, un gentilhomme d’une loyauté parfaite et d’une probité scrupuleuse. Qu’étiez-vous donc à côté de cet homme !

— Marguerite, prononça le baron d’une voix que la colère commençait de faire trembler, il n’appartient pas à la fille de juger la conduite de son père !

— Oh ! cela ricana la jeune fille, c’est une morale que je ne saurais admettre. Je crois et j’admettrais mieux qu’un père se conduise de façon à ne pas s’attirer le jugement de sa fille. Et puis, que sais-je ?… et que ne vous pardonnerais-je pas, si ce titre de baron de Loisel que vous portez était bel et bien authentique !

— Ne t’ai-je pas assurée que je te prouverais cette authenticité ?

— Cette assurance ne vient pas vite à mon gré… pas assez vite. Car, vous le savez, demain soir sera signé mon contrat de mariage avec le vicomte de Loys en la demeure de monsieur Cadet.

— Je sais, sourit ironiquement le baron ; mais je ne sais pas encore si je serai du nombre des invités à ce grand événement.

Marguerite se mit à rire narquoisement.

— Vous, monsieur mon père, un invité à cette grande fête avec cette besace à votre dos ? Ah ! ne me faites donc pas rire ! Vous savez bien dans quelle position louche vous vous trouvez : monsieur de Vaudreuil vous a congédié, quatre mois passés, comme on congédie un misérable valet, il vous a constitué prisonnier sous la surveillance de mon parrain, monsieur l’intendant, qui, par amour pour sa filleule, vous a laissé reprendre votre liberté, sous condition que vous reprendriez la route de France ! Avez-vous rempli cette condition ?