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LA BESACE D’AMOUR

— Bleue… répéta le mendiant en vidant sa coupe.

— À qui appartenait cette petite maison bleue ?

— Attendez, vous allez voir. La berline s’arrêta devant l’enclos. Je l’avais abandonnée à quelques pas de là pour me dissimuler dans un pan d’ombre. Je vis descendre la jeune dame à qui un gentilhomme donnait le bras. Puis j’entendis cet échange de paroles.

« Je vais réveiller mes filles de service et faire préparer une chambre pour cette jeune fille, dit la jeune dame.

« Allez mademoiselle Marguerite, répondit le gentilhomme ; pendant ce temps nous transporterons la pauvre enfant dans la maison.

— Mademoiselle Marguerite… souffla Flambard ahuri.

— Vous comprenez ricana le mendiant.

— Voulez-vous me faire entendre père Croquelin, que cette demoiselle Marguerite est la fille du pseudo baron de Loisel ?

— Précisément, sourit le mendiant, Mademoiselle Marguerite de Loisel.

— Et c’est là qu’est mademoiselle de Maubertin ?

— Et comme je vous l’ai dit tout à l’heure, la meilleure amie de mademoiselle Marguerite, comprenez-vous ?

— Oui, oui, bégaya Flambard, étourdi par cette nouvelle, mademoiselle de Maubertin l’amie de…

Non, non, se récria-t-il aussitôt, je ne comprends pas cela ! Je comprends plutôt, père Croquelin ajouta Flambard en fronçant les sourcils, que mademoiselle de Maubertin est, par hasard, tombée entre les serres d’oiseaux de proie : Lardinet, fille et compagnie !

— Peut-être bien, répliqua le mendiant. On peut fort bien entendre, quand on est quelque peu averti comme vous et moi, que, entre Lardinet et Maubertin, entre ces deux noms, il y a abîme, et entre la fille de l’un et celle de l’autre il y a incompatibilité !

— Tout juste. Mais, reprit Flambard, vous ne me dites pas ce qu’on fit de monsieur le comte ?

— Vous avez raison, j’y tiens. La berline repartit avec un seul gentilhomme, cette fois, l’autre étant demeuré dans la petite maison bleue. Vous comprenez que je ne pouvais laisser aller ainsi monsieur le comte, sans savoir où on le conduisait. En un petit bond j’allai me rattacher aux ressorts. Trop occupé à me retenir sur ce siège cahotant, je ne pus voir au juste la direction que nous avions prise. La lune se perdait petit à petit vers l’ouest, la cité demeurait fort obscure, nous roulions parfois sur des pavés inégaux et raboteux, j’étais secoué comme une vieille besace éventrée. Mais enfin, après environ une vingtaine de minutes de ce voyage bizarre, la berline une seconde fois non loin de la porte Saint-Jean, devant une superbe demeure, dont l’extérieur possédait quelque chose de plus recherché que la demeure de monsieur l’intendant, une maison, du reste, que je connaissais bien…

— Celle du sieur Cadet ? demanda Flambard avec un éclat de voix dont il n’eut pas conscience.

— Pas si fort monsieur Flambard, réprimanda doucement le mendiant. Voyez tout ce monde dans la salle commune de cette auberge ; ce paravent les empêche de nous voir, mais il ne peut intercepter nos paroles dites à voix trop haute. J’espère bien, que vous n’avez pas envie de me voir pendre par les gens de monsieur le munitionnaire ?

— Ainsi donc reprit Flambard en baissant la voix, c’est chez ce Michel Cadet d’enfer qu’on a conduit monsieur le comte ?

— Exactement.

— Combien y a-t-il de temps de cela ?

— Je vous l’ai dit, c’était au commencement du mois dernier, dans la nuit du 5 au 6.

— Calculons, proposa Flambard ; nous sommes, ce soir, ou plutôt nous serons demain au 30 septembre.

— Parfaitement, monsieur Flambard.

— De sorte qu’il n’y a pas loin de deux mois.

— C’est tout juste.

— Or, savez-vous, père Croquelin, si monsieur de Maubertin est encore chez le Cadet ?

— Hélas ! mon bon monsieur Flambard, soupira le vieux mendiant, mon savoir ne va pas plus loin. J’ai bien essayé d’en apprendre davantage depuis cette nuit-là, mais je n’ai pas réussi.

Flambard garda le silence et son haut front basané se chargea de soucis.

Durant quelques minutes le père Croquelin mangea et but, puis remarquant la physionomie fort assombrie de Flambard, il dit :

— Si, monsieur Flambard, vous désirez, comme je le pense bien, en apprendre plus long sur le compte de monsieur de Maubertin, je peux vous suggérer un moyen.

— Lequel ? parlez, père Croquelin !

— Demain, le 30 septembre, mais demain soir seulement, monsieur le munitionnaire donne une grande fête en sa demeure pour célébrer la belle victoire de nos armes remportée sur les Anglais à Chouagen. Tout ce que possède Québec de gentilhommerie et de bourgeoisie sera de la fête. Pourquoi ne pas vous y faire inviter ?

— C’est une idée, sourit Flambard.

— On dit que le gouverneur y sera représenté par son noble frère Monsieur Rigaud.

— Tiens ! Justement M. Rigaud est un de mes amis.

— Ouiche ! s’écria le mendiant avec admiration. En ce cas, vous êtes tout invité !

— Peut-être… mais reste à savoir si j’y serai reçu.

— Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Parce qu’il y aura là toute la bande de monsieur Bigot, gardes, cadets, valetaille qui me gardent, j’en suis sûr, une dent terrible.

— Que diriez-vous si, de ma part à moi, pauvre mendiant je vous invitais à cette fête et vous ouvrais toutes grandes les portes de cette fastueuse maison qu’est celle de monsieur Cadet ?

— Vous père Croquelin ! fit Flambard avec étonnement.

Le mendiant ébaucha un large sourire, tendit sa coupe à Flambard, car il adorait le vin de France, et Flambard, magnifique amphitryon, remplit généreusement la coupe. Le père Croquelin humecta ses lèvres de sa langue, trempa ces mêmes lèvres blêmes dans le vin rouge, sourit encore et reprit :

— Monsieur Flambard, tout mendiant que je suis, vous connaissez mon talent à jouer de la viole ?

— C’est vrai. Je me rappelle encore qu’un