Page:Féron - La besace d'amour, 1925.djvu/48

Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
LA BESACE D’AMOUR

père malheureux, soyez tranquille, votre fille est en sûreté !

« Il demeura silencieux et ne bougea plus.

« Alors je compris qu’il importait de secourir cet homme le plutôt possible. Mais où aller chercher un prompt secours ? À tout hasard, je m’élançai sur la route dans la direction de la cité. Je courais, je haletais, je suffoquais, et je sentais que je n’atteindrais pas la ville, si je ne retentissais ma course. Je m’arrêtai cinq minutes pour reprendre haleine, et je repartis de plus belle. Je m’arrêtai tout à coup au croisement d’une autre route, de cette route qui conduit vers Sillery. Je tressaillis, j’écoutai un bruit… c’était un cahotement de véhicule. Et j’entendais des rires joyeux, des claquements de fouet. Cela venait dans ma direction. Mais tout à coup le silence se fit… je crus percevoir une exclamation de surprise ou d’effroi. Et cela partait à vingt toises au plus de moi. Mais des buissons ne me permettaient pas de voir. Je m’enfonçai dans ces buissons, lentement, sans bruit, avec mille précautions. Puis je m’arrêtai au moment où je venais de voir une berline s’arrêter sur le bord de la route, deux hommes soulever une forme humaine et la déposer dans la berline. Au même moment une voix de femme prononça ces paroles : Pauvre enfant !…

« Je tressaillis violemment.

« Mais aussitôt une voix d’homme retentit, pleine de stupeur :

« Par les saints ! c’est mademoiselle de Maubertin !

« Je ne sais ce qui m’empêcha de tomber en entendant ce nom. Puis je m’élançai vers la berline. Le bruit que je fis attira l’attention du cocher qui cria :

« Holà ! qui vive dans ces buissons !

« Mais je me trouvais devant la portière encore ouverte de la berline dans laquelle je voyais deux gentilshommes et une dame.

« Dans mon émoi, éperdu que j’étais encore, la tête en folie, je m’écriai sans prendre la peine de réfléchir : Mes bons messieurs, ma bonne dame ! un pauvre homme se meurt à quelques lieues d’ici ! Il a besoin de secours…

« Je fus interrompu par l’un des gentilshommes qui me demanda : Quel est ce pauvre homme ?

« Je ne le connais pas, répondis-je.

« À quelques lieues, dis-tu ?

« Oui, mon bon gentilhomme… par là, dans cette direction !

« C’est bien nous allons à son secours. Monte, ajouta ce gentilhomme, à côté du cocher et guide-le ; il ne sera pas dit que des âmes charitables auront laissé un pauvre malheureux sans secours, ajouta-t-il.

« Je grimpai donc à côté du cocher et nous partîmes à grande allure. C’étaient de bons chevaux, des bêtes de prix que seul pouvait se payer un haut personnage. En moins d’une heure nous étions arrivée auprès du pauvre comte toujours sans connaissance. Aidé du cocher je soulevai monsieur le comte, et nous le déposâmes dans la berline tout à côté de mademoiselle de Maubertin, qui me parut également privée de sentiments. Bizarre coïncidence, n’est-ce pas ?

— Continuez ! commanda Flambard excessivement intéressé.

— Nous reprîmes aussitôt le chemin de la cité. Mais avant de pénétrer dans la ville, on me pria bien poliment de descendre après m’avoir glissé dans la main une pièce d’or.

« J’obéis. Mais alors j’eus le sentiment d’avoir commis une faute, sans pouvoir me l’expliquer. C’était comme un pressentiment….

— C’est vrai, interrompit Flambard, c’était une faute, mais on ne saurait vous blâmer. Mais avez-vous pu reconnaître les occupants de la berline ?

— C’étaient une jeune femme et deux jeunes gentilshommes.

— Je sais, fit Flambard avec impatience. Les connaissez-vous ?

— Non. Seulement, la berline ne m’était pas tout à fait inconnue.

— Ah ! ah !

— Car, voyez-vous, monsieur Flambard, le mendiant est une espèce d’ombre humaine, dont on ne se méfie pas à cause de l’infirmité de sa condition, et qui va sans cesse à l’aventure, ployant sous sa misère, titubant sous l’ivresse de sa déchéance, mais guettant, écoutant, flairant. Aussi, lui arrive-t-il de recueillir bien des choses étonnantes, de saisir bien des secrets que, s’il le voulait, il pourrait fort souvent revendre au gros poids de l’or…

— Eh bien ! dit Flambard de plus en plus curieux.

— J’avais donc découvert que la berline appartenait à monsieur Bigot.

— Ho ! ho ! s’écria Flambard terriblement ému.

— Sachant donc à qui appartenait la berline, j’eus de suite l’impression, par une simple déduction, de l’endroit où allaient être conduits monsieur de Maubertin et sa fille.

— C’est-à-dire, chez monsieur Bigot ? demanda Flambard.

— Justement. Mais une déduction n’est pas toujours une exactitude ni une conviction, et telle déduction peut fort bien nous induire en erreur. Aussi, avec le regret de ma faute, ai-je eu une très bonne inspiration. Savez-vous ce que je fis ?

— Je suis curieux de le savoir, père Croquelin.

— La berline venait de repartir. Je courus après elle, je m’agriffai aux ressorts, me hissai, et, tant bien que mal, mais plutôt mal, je me laissai emporter. Sachant que je n’aurais pas loin à voyager ainsi en cette peu confortable position, je me tranquillisai et ne le regrettai nullement.

— Ah ! ah !

— Parce que la berline entra dans la cité pour aller s’arrêter devant une petite maison aux volets soigneusement clos, une petite maison peinte en bleu, un vrai petit bijou, dans un enclos délicieux…

— En quelle rue ? interrogea Flambard.

— Ne l’ai-je pas dit ?… Rue Saint-Louis, à trois petites minutes seulement de la splendide demeure de monsieur l’intendant.

— Ha ! ha ! exclama Flambard qui oubliait sa faim, oubliait sa soif, oubliait les excellents mets dont les arômes exquis lui montaient aux narines et les vins vermeilles aux fumets puissants. Il écoutait, maintenant, presque haletant. Il remplit la coupe du mendiant et demanda :

— Une petite maison bleue, avez-vous dit ?