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LA BESACE D’AMOUR

voulez-vous dire ? Bombance de faim ? Bombance de soif ?… Là, oui, pas d’erreur possible ! Et je ne mens pas… Fouillez-moi le ventre, pas une pomme de terre, pas une mâchée de pain, pas même un foie de poulet !


— Les temps sont donc durs pour la besace ?

— Si ce n’était que pour la besace….

Il souleva le sac attaché à son cou et frappa dessus de la main, ajoutant :

— Voyez… pas même un gramme de seigle. Et si donc souffre la besace, que penser du misérable qui la porte !

— Elle n’en est que plus supportable, sourit Flambard !

— Oui, cela serait, si le ventre était satisfait !

— Eh bien ! il y a de quoi ici le satisfaire amplement !

— Vrai ? Merci, monsieur Flambard. Mais je reviens à ce que vous me demandiez, c’est-à-dire d’où je sortais. Mais vous ne m’en voudrez pas de vous dire la franche vérité ? Non ? Bon, voilà ce que c’est. Tout à l’heure dans la demi-noirceur de la rue Buade — c’est ce qui vous prouve que mes yeux ont encore quelque chose de bon je vous vois venir… c’est-à-dire que je vois venir un personnage que je crois reconnaître. Je lui tends la main par l’habitude que j’ai de demander l’aumône, et je vais prononcer une parole aimable, lorsque le personnage me bouscule violemment, jure et m’envoie rouler sans façon au beau milieu de la rue.

— Non, pas possible ! s’écria avec surprise Flambard qui ne se rappelait nullement l’incident.

— Oh ! sourit le père Croquelin, j’ai bien vu que vous ne l’aviez pas fait exprès. Contre tout autre, je me serais révolté, j’aurais abreuvé d’injures un tel maraud qui écrase les mendiants du bon Dieu, j’aurais appelé sur sa tête toutes les malédictions célestes, je lui aurais souhaité les calamités les plus infernales, je l’aurais voué aux enfers les plus ardents, et je l’aurais vu écrasé jusqu’aux tripes entre ciel et terre que pas un souffle de pitié ne m’eût fait tressaillir les chairs, et je…

Flambard éclata d’un rire énorme à voir le vieux, demi levé, livide de fureur, grinçant des dents, faisant des gestes à terroriser de moins braves que son compagnon de table.

Puis le vieux, à son tour, se mit à rire doucement, se rassit et sur un ton doux et humble, ajouta :

— Oui, mais j’ai reconnu monseigneur Flambard, de sorte que je me relevai vivement et courus après lui pour lui tendre de nouveau la main ; mais je le vis soudain disparaître par la porte de cette auberge. Je résolus d’entrer après vous, après quelques minutes d’hésitation.

— Et si j’étais disparu par la porte de l’enfer, sourit Flambard, qu’auriez-vous fait ?

— Par la sainte Besace ! je vous aurais suivi !

— Ah ! ah ? père Croquelin, c’est donc que vous avez quelque chose d’important à me confier ?

Le vieux se mit à rire.

— Je savais bien, dit-il, que vous devineriez promptement l’objet de mon importunité.

— Moi, je ne vous trouve pas importun, après l’outrage que je vous ai fait tantôt ! Non, non, père Croquelin, il n’y a pas d’importunité qui tienne ! Pendant que vous remplirez votre ventre, après quoi je verrai à ce que votre besace soit remplie bien convenablement à son tour, je vous prierai de me narrer ce qui pèse sur votre langue. Du reste, je m’imagine pas mal que c’est rapport à monsieur le comte, votre ancien confrère en besace ?

— Ah ! pauvre monsieur le comte ! soupira le mendiant avec un sincère regret.

Il essuya une larme furtive du revers de sa main ridée et reprit :

— Vous savez le malheur qui l’a frappé ?

— Vous voulez dire l’incendie de sa maison, la mort…

— Ce que vous avez de perspicacité, monsieur Flambard !

— De divination, corrigea Flambard.

— C’est juste, sourit le vieux. Mais, dites-moi, vous êtes peut-être bien un peu sorcier ?

— Un peu, oui, assura Flambard avec un grand sérieux.

— De quel côté ?

— Celui de ma mère… Elle avait une sœur sorcière.

— Ô mon Dieu ! s’écria le vieillard en se signant avec une superstitieuse terreur… une sœur de votre mère ?

— Hélas ! oui, soupira fortement Flambard. De sorte que moi, son neveu…

— Mais alors vous savez ce qui est arrivé à monsieur le comte ?

— Je le sais jusqu’à ces jours derniers ; mais depuis…

— Quoi ! fit le vieux avec surprise, vous l’avez donc vu ?

— Non, mais… ma perspicacité, ma divination…

— Votre sorcellerie, pour mieux dire ? se mit à ricaner le mendiant.

— Parfaitement ! répondit Flambard sans sourciller. Et il demanda aussitôt : Mais vous, père Croquelin, en savez-vous davantage ?

— Peut-être bien un peu… répliqua le mendiant avec un sourire singulier.

— Et vous saviez que monsieur le comte avait été blessé dans un incendie ?

— Oui… en voulant sauver sa fille, monsieur Flambard.

— Qu’il a sauvée… reprit Flambard avec un accent assuré.

— Puisque vous le savez…

— Et qui maintenant… Flambard s’interrompit et parut fouiller son souvenir.

Le père Croquelin sourit encore et compléta :

— Et qui, maintenant, semble la meilleure amie de mademoiselle Marguerite de Loisel.

Flambard, à cette nouvelle inouïe pour lui, faillit sauter en l’air.

À l’instant même deux valets entraient chargés de mets et de bouteilles de vin.

Le silence régna durant quelques minutes. Les serviteurs se retirèrent, et Flambard versa à boire au mendiant, disant :

— Père Croquelin, buvez, mangez, et tout en ce faisant agréablement, je vous prie de me narrer certaine histoire d’incendie et ses suites que, je peux bien vous l’avouer au risque de perdre ma qualité de sorcier et de devin, vous savez mieux que moi et au sujet duquel vous paraissez posséder des détails intéressants. Sachez que vous ne serez nullement indiscret. Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je suis l’ami intime de monsieur le comte, et vous devinez bien que je