câble d’aspect assez solide et qui parut répondre aux besoins qu’il venait d’imaginer. Il revint vers le milieu de la pièce et examina attentivement le plafond. Il vit une poutre qui supportait les solives du plancher supérieur. Il sourit, puis attacha le câble à la poutre. Sous la poutre et le câble qui pendait il plaça un escabeau. Sur cet escabeau il jucha le garde, et au cou du garde il attacha gentiment l’autre extrémité du câble. Et le garde, épouvanté, horrifié, croyant que Flambard se disposait à le pendre court, faillit s’évanouir.
Flambard ricana.
— Vois-tu mon gaillard, dit-il, de cette façon tu vas attendre patiemment mon retour. Car observe bien que si tu t’avisais de vouloir descendre de l’escabeau, ou si par un faux mouvement, au cas où tu ne serais pas sage, tu faisais culbuter l’escabeau, tes pieds ne pourraient atteindre le parquet. Tu ferais donc un mauvais pas, et je peux t’assurer en toute franchise que ce pas serait le pas de l’éternité. Donc, mon vieux, faudra être gentil et ne pas te faire de mauvais sang plus qu’il ne faut. Je te souhaite le bonsoir. Pour récompenser ta patience et ce petit malaise passager, je t’apporterai un bon pâté farci d’oignons et une bouteille de petit rouge. Bonsoir !
Flambard, en ricanant, s’en alla, après avoir soufflé la bougie, Et le pauvre garde demeura là, juché sur son escabeau, avec une corde au cou, les mains liées derrière le dos, et un solide bâillon appliqué sur sa bouche.
Mais ce qui semblait épouvanter surtout le garde, c’était la vue de ce cadavre ou plutôt la vision qu’il en avait… de ce cadavre qui gisait là à deux pas de lui dans la chambre voisine…
CHAPITRE IV
OÙ FLAMBARD DÉCIDE DE SE FAIRE MÉNESTREL
Flambard, qui avait faim et soif, se demanda, en quittant la maison du père Vaucourt, où il irait se restaurer. Il fouilla son souvenir pour y chercher le nom d’une auberge connue.
Il esquissa un sourire et murmura :
— Tiens ! l’Olympe… J’y ai justement, dans la personne de l’aubergiste, un excellent ami.
Et sans plus Flambard gagna la Haute-Ville, la rue Buade et l’Olympe.
Il passait sept heures.
L’Olympe était, de fait, reconnue pour l’excellence de sa cuisine et de ses vins, et c’est là qu’allaient se gaver de préférence les gentilshommes, officiers, fonctionnaires, gardes, bourgeois. C’était, pour tout dire, l’auberge de l’aristocratie.
Durant le jour l’auberge était généralement déserte, mais venue la nuit, elle s’illuminait, s’emplissait d’une foule joyeuse et ne retombait dans l’obscurité et le silence qu’aux abords de l’aube du jour suivant. Cette auberge, privilégiée, ne semblait pas tomber sous la lettre des édits réglant les heures de fermeture des auberges : car tout lieu public, — auberge, hôtellerie, taverne, — était censé fermer ses portes à deux heures de la nuit. Mais il faut dire que l’Olympe était auberge quasi royale, car elle était propriété de M. François Bigot. C’est peut-être la meilleure raison pourquoi elle était fréquentée par les gens de rang. En cette auberge les vins et les eaux-de-vie étaient vendus pour le propre compte de l’intendant-royal, tandis que les seuls revenus de l’aubergiste, le sieur Delarose, consistaient dans la location des chambres de l’auberge et dans les bénéfices que rapportait la table. Mais il faut dire que ces revenus, ajoutés à ceux qui provenaient de l’écurie que le sieur Delarose tenait ouverte pour les voyageurs, égalaient ceux des vins et eaux-de-vie. Ce commerce se trouvait donc profitable autant pour M. Bigot qu’il pouvait l’être pour le sieur Delarose, et dame ! les deux semblaient satisfaits.
Outre sa bonne cuisine et ses bons vins, l’auberge était avenante. Sa grande salle commune était vivement peinturlurée de couleurs brillantes. Les murs, sous une peinture grossière de forme mais vibrante de couleurs, représentaient toutes espèces de scènes d’auberges du moyen âge, en cette époque où l’on mangeait outre mesure, où l’on buvait à se noyer, selon, du moins, certains chroniqueurs du temps. Il est vrai que ces chroniqueurs qui pronostiquaient, à tant boire et manger, la fin du monde, ne pouvaient s’imaginer que ce monde atteindrait au vingtième siècle, et ils étaient loin de deviner que ce siècle vingtième rendrait des points au Moyen Âge pour le manger et le boire !…
Et le plafond de l’auberge était peinturé d’une couche de bronze, et sur ce fond doré étaient dépeints des anges, ou peut-être mieux des esprits ailés, jouant du luth ou tenant dans leurs mains des coupes pleines d’un nectar quelconque.
À droite, et séparées de la grande salle, par trois hautes arcades, étaient les cuisines où l’on pouvait apercevoir les cuisiniers et marmitons activement occupés autour des fourneaux ardents ou tournant la broche garnie d’oiseaux de basse-cour au-dessus d’une flamme claire et joyeuse. De cette cuisine s’échappaient des senteurs exquises qui se mêlaient harmonieusement aux senteurs capiteuses des vins et eaux-de-vie que consommaient les convives attablés dans la grande salle. À gauche, était une autre salle, plus petite, mais plus luxueuse, par ses tables surchargées d’argenteries et de cristaux précieux, par les divans, ses larges fauteuils à pattes tortes, ses dressoirs à ventres rebondis, ses lustres d’or aux bougies de cire parfumée… Cette salle, presque princière, était réservée aux grands personnages qui honoraient l’auberge de leur présence. Là venaient manger de temps à autre le gouverneur de la Nouvelle-France et les membres de son entourage ; là venait manger l’intendant-royal chaque fois que des affaires urgentes le retenaient soit au Palais de l’Intendance, soit au Château Saint-Louis ; là venait manger le sieur Cadet, toujours avec grosse suite de subalternes et de gardes ; là venait manger le sieur Varin, trésorier du roi en Nouvelle-France ; là venaient manger le sieur Hugues Péan, espèce de contrôleur de la marine canadienne, et Bréart, autre contrôleur de la même marine, et Deschenaux, secrétaire de l’intendant, et Estèbe, et Le Mercier, et Jean Corpron, et Maurin, et Vergor, et… quantité d’autres pieuvres féroces qui menaient un train de vie fastueux et s’engraissaient à