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LA BESACE D’AMOUR

Il examina attentivement le poignard, et sur le manche d’ivoire il remarqua que deux lettres avaient été gravées l’une dans l’autre, mais sans art, d’une manière irrégulière, comme avec la pointe d’un autre poignard et à main levée, de sorte que l’on ne découvrait qu’un hiéroglyphe indéchiffrable.

— Je veux être saigné comme un porc, s’écria Flambard, si je peux déchiffrer ce chiffre cabalistique.

— Montrez-moi, dit Jean Vaucourt.

À son tour le jeune homme examina le signe.

— Je crois, reprit-il après un moment, découvrir un F : mais quant à l’autre lettre, ma foi, je suis bien en peine de la classer. Pourtant en y regardant de bien près, le F me paraît posé sur un L.

— Sur un L ! répéta Flambard.

— Ce qui ferait : F. L.

— Et ce qui pourrait servir d’initiales à Lardinet !

— Hein. Lardinet ! s’écria Vaucourt.

— Ou le baron de Loisel, comme vous voudrez !

— Vous savez donc son prénom ?

— François, tout comme monsieur François Bigot !

— Mais alors cette trouvaille serait un bon indice !

— Oui, si le baron était en liberté, dit Flambard.

— Ah ! c’est vrai ; monsieur de Vaudreuil l’avait mis sous arrêt avant notre départ pour la frontière.

— À moins, murmura Flambard en fronçant les sourcils, que par une ordonnance il ne l’ait fait remettre en liberté !

— Eh bien ! nous le saurons à Québec.

— Alors vous emportez la besace ? demanda Flambard à Jean Vaucourt.

— Je vous crois, répondit le jeune homme, la trouvaille me paraît trop précieuse pour la rejeter dans les broussailles.

— Et si cette besace nous prouve qu’il y a dans ce mystère du Lardinet, je vous promets un divertissement, mon ami. Ah ! monsieur le baron de Lardinet ! cria Flambard avec un geste de menace, je vous ai toujours pensé le favori du diable ; aussi, si ce diable fourchu vous a donné la liberté, s’il vous a conseillé de commettre ce vilain crime, gare à vous ! cette fois Flambard n’aura nulle pitié de votre âme de cochon !…

Il marcha rapidement vers sa monture, sauta en selle et s’élança au galop vers Québec suivi de près par Jean Vaucourt.

CHAPITRE III

NOUVELLE DÉCOUVERTE NON MOINS AFFREUSE QUE LA PREMIÈRE


Lorsque Flambard et Jean Vaucourt furent de retour à Québec, la nuit tombait. Ils conduisirent leurs chevaux chez un charretier qui tenait écurie non loin de la porte Saint-Louis, et, pédestrement, gagnèrent la Basse-Ville pour se rendre chez le père Vaucourt où ils avaient décidé de passer la nuit. Le lendemain, ils devaient se mettre à la recherche du comte de Maubertin et de sa fille.

Les deux hommes marchaient d’un pas rapide et demeuraient silencieux. Jean Vaucourt avait passé à son cou la besace qui avait appartenu au père Achard.

La ville devenait de plus en plus obscure. L’allumeur, d’un pas nonchalant, parcourait les rues et allumait les reverbères qui, placés de loin en loin, ne jetaient que de petites lueurs blafardes ne servant tout au plus que de points de repère.

Les passants étaient rares et les rues à peu près désertes ; mais, par contre, des auberges, des tavernes, des maisons où logeaient sur billet les soldats revenus de la frontière partaient des éclats de rire, des chants joyeux, des chocs de verre. Dans tous les coins de la ville on fêtait le retour et la victoire. Une fois ou deux Flambard et le capitaine Vaucourt étaient croisés par des groupes de soldats du roi et de miliciens, qui allaient d’une auberge à l’autre en chantant des refrains guerriers.

Une fois aussi, en passant devant une ruelle, au moment où ils allaient descendre vers la Basse-Ville, les deux amis virent à la lueur d’un reverbère deux ou trois individus qui, à leur approche, prirent soudainement la fuite.

Flambard et Jean Vaucourt, trop absorbés par leurs pensées communes, ne parurent pas taire attention à cet incident, et continuèrent leur route.

Flambard avait seulement remarqué :

— Hum, les oiseaux de nuit deviennent peureux !

Dix minutes encore s’écoulèrent, et les deux amis tournèrent sur la rue Sault-au-Matelot où habitait le père Vaucourt.

À l’instant même une voix sonore et haineuse cria :

— Sus au maudit Flambard !

L’endroit était obscur, et le pâle falot d’une auberge, à quelques pas de là, ne parvenait pas à blanchir la noirceur environnante. Tout de même, Flambard et Jean Vaucourt, après ce cri entendu, virent cette noirceur se zébrer de reflets pâles et s’aperçurent que dix lames d’épées les menaçaient. Les deux amis étaient sans armes. Flambard, par habitude, ne portait jamais l’épée, il trouvait que cette tige d’acier « incommodait ses mouvements ». Quant à Jean Vaucourt il avait laissé la sienne chez son père. Ils se virent donc tous deux en face de la mort sans une chance d’échapper, car les dix épées les entouraient…

Flambard exécuta un saut en arrière, évita les premières épées et, à dix pas plus loin, se trouva le dos collé contre le mur d’une maison. Mais cette manœuvre ne le sauvait pas, car les épées l’avaient suivi et l’une d’elles déjà l’avait légèrement atteint à l’avant-bras gauche. Seulement, Flambard s’était un peu rapproché de la lanterne qui pendait au-dessus de la porte de l’auberge, et il lui était permis de compter à peu près le nombre de ses ennemis. Il en compta une dizaine, puis sourit, et regarda autour de lui pour chercher des yeux Jean Vaucourt. Il ne le vit pas. Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques secondes, et une autre pointe d’épée piqua notre ami à l’épaule droite.

Flambard comprit qu’il était temps de mettre en jeu toute sa science et toute son audace. Il enleva son tricorne, le jeta à la pointe des épées, se baissa, s’élança dans les jambes de ses ennemis, se releva avec un homme qu’il venait