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LA BESACE D’AMOUR

sieur Flambard m’a promis tout à l’heure de m’enseigner la science de l’épée.

— Vous ne pourrez avoir de meilleur maître, mon ami, car il fera de vous un maître également.

— Oh ! monsieur le comte, prenez bien garde de trop me louanger, dit Flambard ; je constate jour après jour que j’en perds. Décidément, je vieillis… Tout à l’heure encore, sur une centaine de dindons qui gloussaient autour de moi, je n’en ai pu embrocher que cinq dignement, cela me dégoûte.

Et il fit une grimace si expressive que le comte, sa fille et sa sœur, ainsi même que Jean Vaucourt, se mirent à rire aux éclats.

À ce moment Bigot parut dans la porte de l’antichambre. Il s’avança vers le comte avec une aisance remarquable et toujours avec son sourire bienveillant.

— Monsieur le comte, dit-il, après s’être incliné devant Mme  de Ferrière et Mlle  de Maubertin, je ne veux pas me retirer sans vous faire l’invitation de me venir faire visite au jour et heure qu’il vous plaira. Je serai tout particulièrement heureux de vous renouveler mes excuses et de tout faire pour vous être utile durant votre séjour en Nouvelle-France. Ah ! si j’eusse su que le père Achard….

Il se tut, sourit plus largement et ajouta :

— Mais baste ! le passé est passé… Monsieur le comte, j’espère bien que vous me ferez l’honneur…

Il s’inclina de nouveau devant les deux femmes, tandis que le comte, par pure courtoisie, répondait :

— Je vous remercie, monsieur, de vos bonnes offres de service ; peut-être y aurai-je recours le cas échéant.

Nouvelle révérence de part et d’autre, et l’intendant se retira pour aller rejoindre ceux de sa suite.

En posant les pieds dans le vestibule il se trouva face à face avec Jean Vaucourt qui fier et digne dans sa soutanelle noire et bras croisés, semblait lui barrer le chemin. Bigot s’arrêta avec un léger mouvement de surprise, puis les regards des deux hommes se croisèrent comme deux lames d’acier. Dans les regards de Jean Vaucourt il y avait du défi et du mépris ; dans ceux de Bigot une menace. Mais de suite l’intendant, accoutumé qu’il était de dissimuler sa pensée, sourit placidement et dit :

— Ah ! monsieur le clerc, j’espère bien que vous n’en voudrez pas trop à monsieur le baron de Loisel… Il est bien assez puni, d’ailleurs : prisonnier et suspendu de sa charge !

La voix de Jean Vaucourt gronda :

— Je n’en veux nullement à l’instrument qu’était le baron de Loisel ; mais c’est le bras qui manie l’instrument et la tête qui commande à ce bras que je veux atteindre ! Monsieur Bigot, ajouta-t-il sur un ton bas et posé, après le baron de Loisel c’est l’intendant-royal que je désire voir suspendu… mais suspendu au sommet d’un gibet, avec une bonne corde au col… tel que fait le roi avec ses sujets criminels à Montfaucon ou en place de Grève à Paris !

Bigot ne parut pas s’offenser de ces paroles, il demeura très calme et souriant, et répliqua, mais avec une terrible menace au fond de la prunelle.

— Vous êtes vraiment généreux, monsieur, merci. Toutefois, si jamais le désir ou le souhait que vous formez se réalise, je suis certain d’avance que, parmi les curieux à ce magnifique spectacle, on ne verra pas un certain Jean Vaucourt !

— Pourquoi ?

Bigot se mit à rire. Puis tout à coup il commanda avec une dignité hautaine :

— Faites place à l’Intendant du roi !

Jean Vaucourt livra passage en haussant les épaules avec un profond mépris. Bigot, fort tranquillement alla rejoindre ses gens ; mais le jeune homme avait compris le sens des paroles de l’intendant et son rire… il avait compris que Bigot venait de le condamner à mort !

Cet incident s’était passé inaperçu de tout le monde, sauf de Flambard qui se tenait dans le vestibule un peu à l’écart. Aussi, dès que Bigot eut rejoint les gens de sa suite dans la cour intérieure du Château, s’approcha-t-il de Jean Vaucourt.

— Mon ami, dit-il avec gravité, je n’ai pas entendu les paroles que vous avez échangées avec l’intendant ; mais j’ai vu vos regards et les siens… les siens surtout !

Et Flambard esquissa une grimace d’épouvante.

— Et vous y avez lu une condamnation à mort, n’est-ce pas ? fit le jeune homme avec une parfaite indifférence.

— La vôtre, oui, mon ami.

— Que pensez-vous ?

— Je pense qu’il sera bon de vous tenir sur vos gardes.

— C’est bien, je suivrai votre avis.

— Et si, par cas, il y avait pour votre vie un danger immédiat, je serai là !

— Merci, monsieur Flambard ! répondit Jean Vaucourt avec émotion.

— Dites Flambard tout court, mon ami, ça va mieux à ma digestion, sourit l’ami de Maubertin.

À cette minute, le comte de Maubertin, sa fille et Mme  de Ferrière survinrent.

— Mes amis, dit-il, ici nous ne sommes pas chez-nous, allons à l’auberge nous réconforter et resserrer les liens de l’amitié !

Il allait entraîner ses amis à sa suite, lorsqu’il s’écria tout à coup :

— Ô mon Dieu ! ma besace !

— Elle est restée en bas, dit Jean Vaucourt.

— Je cours la chercher, cria Flambard.

— Pardon ! dit Jean Vaucourt, j’irai moi ; je sais mieux où la trouver

Il s’élança vers le sous-sols.

Il revint au bout de quelques minutes, mais sans la besace.

— Eh bien ? interrogea le comte avec surprise.

— Monsieur, répondit le jeune homme, je n’ai pu la découvrir ; elle a dû être enlevée !

Le comte se mit à rire.

— Je me doute bien pourquoi, dit-il avec un sourire singulier.

— Contenait-elle quelque chose de valeur, père demanda la jeune fille.

— Rien qu’un morceau de lard et une miche de pain.

— Pourquoi donc l’aurait-on enlevée ?

— Pourquoi ? fit le comte en riant fort ; mon Dieu, parce que des farceurs, cet après-midi, l’ont ramassée sur la rue, ont piqué leurs épées dedans et l’ont mise aux enchères en criant :

— Combien pour la besace d’amour ?