Page:Féron - La besace d'amour, 1925.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
LA BESACE D’AMOUR

Et le notaire-royal, ayant posé ses grasses mains sur les bras de son fauteuil, essayait de se soulever tant l’étonnement le surexcitait. Germain se précipita pour le soutenir.

— Ah ! monsieur le notaire ! monsieur le notaire ! s’écria le vieux en suppliant et en joignant les mains, courez au Château… faites mettre mon fils Jean en liberté !

— Le faire mettre en liberté !…

Cette supplication parut le déconcerter une seconde, et il se laissa choir sur le dossier de son fauteuil. Mais sa compassion à la douleur du vieillard fit frémir son vieux cœur.

— Au fait, reprit-il, pourquoi pas ? c’est mon clerc ! Germain, ordonna-t-il aussitôt, courez au Château… vite !

Mais cette nouvelle affreuse pour lui, la surprise, la stupeur, la douleur du père Vaucourt, le choc de pensées diverses qui tourmentaient son cerveau avaient fait pâlir énormément maître Lebaudry et l’avaient terriblement fatigué, et durant quelques secondes il demeura immobile, paupières fermées, pantelant, avec de grosses sueurs à son front et sur son triple menton.

Les deux femmes, fort émues et troublées par cette scène pénible et tout à fait inattendue, s’étaient reculées dans un pan d’ombre de l’étude et semblaient pétrifiées par la douleur de ce vieillard pleurant son fils.

Germain, cependant, après avoir donné quelque assistance à son maître, allait sortir pour se rendre au Château, sans savoir au juste ce qu’il aurait à y faire, quand le notaire releva ses paupières et dit d’une voix éteinte :

— Arrêtez, Germain ! arrêtez !… Ô Dieu ! ô Dieu ! fit-il en élevant ses mains vers le ciel ; qui m’aurait dit que…

Il s’interrompit, regarda le père Vaucourt et, soupirant atrocement, dit :

— Par pitié ! père Vaucourt, dites-moi au moins pour quelle raison mon clerc… votre fils a été arrêté par les gardes de monsieur l’Intendant ?

— Hélas ! hélas ! gémit le vieux, le sais-je seulement ? On dit qu’il a soulevé une émeute du peuple !

— Une émeute ? Par pitié ! par pitié ! le notaire bondit. Par une souplesse insoupçonnée, par un prodige inexplicable maître Lebaudry se trouva debout, tremblant, cramoisi, flamboyant de colère sainte, terrible.

— Ah ! l’émeute ! l’émeute de cette matinée ! dont on m’a mis à l’oreille droite un mot à mon retour de l’Île d’Orléans ! Ha ! ha !…

Il fit un grand geste d’indignation vers le père Vaucourt qui venait de se lever, interdit, plus confus.

— Ha ! par pitié ! votre fils est un émeutier ? Mon clerc, un émeutier ?… et moi, notaire-royal… Ah ! c’est à moi, notaire du roi, notaire de monsieur l’Intendant, notaire de la bonne ville de Québec… Par pitié ! c’est incroyable ! Ah ! c’est à moi que vous venez demander la liberté, d’un émeutier, la liberté d’un traître à son pays et à son roi ! Ah ! c’est à moi… vous, père Vaucourt, vous — À moi, à moi, notaire… Malédiction !

Il poussa un long ricanement, s’écrasa lourdement sur son fauteuil, s’évanouit…

Livide, Germain s’élança au secours de son maître.

Le père Vaucourt, inquiet, se rapprochait.

Germain le vit.

Un éclair de fureur sillonna sa prunelle il fit un geste de menace et cria :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! père Vaucourt. Voulez-vous à tout reste tuer mon pauvre maître ?

Le père Vaucourt, en entendant cette apostrophe du valet, fit un bond, jeta une imprécation, recula, puis s’enfuit en hurlant.

Germain saisit un carafon de vin sur le guéridon et tenta de faire boire le notaire.

Éperdues, les deux femmes disaient :

— Il faut un médecin ! Il faut un médecin !

— Oui, oui… bredouilla Germain fou d’angoisse ; il faut le médecin de monsieur l’Intendant !

Et tout pleurant à son tour devant la forme prostrée, effrondée, immobile de son maître, Germain dit en sanglotant :

— Ah ! bonnes dames, il va certainement mourir… voyez-le ! On penserait même qu’il a déjà trépassé !

Alors la plus âgée des deux femmes sortit hors de la maison et, de la véranda, jeta cet appel pressant :

— Anthyme, vite !…

Près de la palissade demeuraient le cabriolet et son cheval roux. Sur le siège sommeillait le paysan qui servait de cocher.

À l’appel de la femme il sursauta de surprise et d’effroi, promena autour de lui un regard craintif, puis, apercevant la femme en noir il se rassura et sourit.

— Anthyme, reprit la femme, courez au Château et ramenez le médecin de monsieur l’Intendant ! Vite, Anthyme ! monsieur le notaire va trépasser !

Anthyme n’en demanda pas davantage : il raidit les rênes, commanda sa bête, la fouetta vigoureusement et la lança au grand trot vers le Château.

Il revenait à la maison du notaire quelques minutes plus tard avec le médecin.

Mais lorsque l’homme de la science médicale pénétra dans l’étude du notaire-royal, il trouva celui-ci revenu de son évanouissement.

Défait, brisé, le notaire aspirait bruyamment une prise de tabac et bougonnait :

— Est-on stupide… demander maintenant à un notaire-royal de faire libérer les émeutiers ! par pitié ! par pitié !…

Il vit entrer le médecin, il se roidit.

Il aperçut les deux femmes qu’il avait oubliées, il sourit et dit :

— Mesdames, je vous demande pardon… Puis-je encore vous être utile à quelque chose ?

Puis au docteur qui s’approchait :

— Ah ! docteur quel dérangement pour vous ! Je vous demande pardon… c’est passé ! Germain ! appela aussitôt le notaire qui se remettait rapidement de son émoi et de sa pâmoison.

— Maître ? fit Germain en s’inclinant.

— Servez du vin à ces dames, à monsieur le Docteur… puis à moi-même.

Mais la plus âgée des deux femmes refusa avec un sourire cette aimable hospitalité ; et, ayant remercié maître Lebaudry, elle s’en alla avec la jeune fille.

L’instant d’après le cabriolet, le cheval roux, les deux femmes et leur cocher reprenaient la route de la campagne.