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LA BESACE D’AMOUR

ant arriver de France, au commencement de ce mois de mai 1756, les beaux régiments du Royal-Roussillon, de la Reine et du Languedoc, et l’espoir en son âme angoissée renaissait.

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Pénétrons dans la maison du notaire-royal, Lebaudry.

Les deux femmes que nous avons vues arriver en cabriolet, avaient été introduites par un domestique dans une salle modestement meublée dans laquelle se tenait le notaire-royal, salle qui lui servait d’étude.

Maître Lebaudry, notaire royal, était âgé de soixante ans. Il était d’une excessive corpulence qui gênait beaucoup ses mouvements. Aussi n’était-il pas très ingambe, et se déplaçait-il le moins souvent possible. Chaque fois qu’il avait à se lever de son large fauteuil, il requérait l’aide de son domestique. Son visage, gras à lard, rouge, avec un menton à trois étages, gardait des traits figés, la graisse en immobilisait toutes les fibres. Son regard seul demeurait actif, car ce regard semblait se poser partout et sur toutes choses à la fois, et c’était un regard inquisiteur et doux. Et cette figure, ou plutôt cette boule de graisse était encadrée d’une épaisse perruque brune dont les boucles massives et poudrées tombaient lourdement sur le collet de velours vert de son habit. Il portait la veste de satin jaune fleuri, la culotte de soie noire et les bas violets, et des souliers vernis à boucles d’argent achevaient la toilette du notaire. Ceux qui connaissaient le notaire de longue date ne l’avaient jamais vu habillé autrement : chez maître Lebaudry le vêtement était invariable, comme étaient invariables les formules de ses actes notariés.

En voyant les deux femmes pénétrer dans son étude, il sourit et de la main indiqua des sièges que le domestique, bien stylé, leur avançait d’ailleurs. À cause de sa corpulence et du poids lourd de sa chair, le notaire recevait son monde assis en son fauteuil.

Lorsque les deux femmes eurent pris les sièges indiqués, maître Lebaudry congédia du geste le domestique, se renvoya lentement sur le dossier de son fauteuil, sourit encore et dit d’une voix suave et basse, si basse qu’elle ne semblait qu’un murmure :

— Mesdames, je pensais justement à vous hier qui était le vingt-cinq du mois.

Les deux femmes s’inclinèrent, silencieuses et tristement souriantes.

D’une voix plus onctueuse le notaire demanda :

— Avez-vous enfin des nouvelles de monsieur le comte ?

— Aucune, maître répliqua la plus âgée des deux femmes. Voici neuf mois exactement que mon pauvre frère ne nous a pas donné un signe de vie. Nous commençons à craindre…

— Par pitié ! par pitié ! interrompit le notaire avec grande compassion, chassez toute crainte, chère dame ; monsieur le combe est bien vivant, puisque…

— Puisque ?

— Dame ! oui… puisque son banquier à Paris continue de vous verser par mon entremise la pension qu’il vous alloue trimestriellement. Si donc monsieur le comte n’était plus de ce monde, ou si même un accident… Mais non, mais non, chère dame… Aussi, ai-je reçu par le dernier courrier, 13 de ce mois, la pension du trimestre écoulé, c’est-à-dire…

Il s’interrompit encore pour appeler :

— Germain !

Le domestique surgit aussitôt de derrière une tapisserie qui masquait une porte d’intérieur.

— Germain, reprit le notaire, trouvez-moi la fiche numéro 122, dans cette armoire !

Le domestique marcha vers l’armoire indiquée, tira un panneau, et d’un casier retira une fiche en carton qu’il apporta à son maître.

Le notaire prit sur sa table une loupe avec laquelle il se mit à lire à haute voix ce qui était inscrit sur la fiche :

D’Aravel, banquier, Paris. Pension Maubertin. Trimestre courant du 25 février au 25 mai 1756 et couvrant le cachet de pension payé par M. le comte de Maubertin à sa sœur Mme de Ferrière et à sa fille Héloise de Maubertin : visé et certifié frais de port et d’administration… Remise nette : 932 livres.

Le notaire déposa la loupe et la fiche sur sa table, regarda ses deux clientes une seconde et dit, pendant que ses yeux couraient à l’aventure :

— Mesdames, j’aurai l’honneur de vous remettre dans un instant le montant de cette pension du trimestre finissant hier. Germain ! appela encore le notaire.

Le domestique qui s’était éclipsé la minute d’avant, reparut aussitôt de derrière cette tapisserie, toujours prêt à accourir au premier appel de son maître.

— Germain ! dit le notaire, daignez courir au Palais et demander de ma part à monsieur l’Intendant la somme de 932 livres que j’ai déposée dans ses coffres le 14 de ce mois.

Le domestique s’inclina pour exécuter l’ordre reçu.

— Demeurez un moment, Germain, je vais écrire un récépissé que vous donnerez à monsieur l’Intendant contre remise de la somme ci-dite.

Le notaire prit une plume, la trempa dans un encrier d’argent et se mit à écrire posément très lentement sur une feuille de papier jaune.

Puis il pliait soigneusement la feuille de papier et la remettait au domestique qui, après une courte révérence, partait pour accomplir la mission de son maître.

Alors, comme si cet exercice de la plume et de la pensée avait épuisé ses forces, le notaire se renvoya encore une fois sur le dossier de son fauteuil, d’un mouchoir de dentelle épongea son front en sueurs, ferma les yeux, soupira longuement, et murmura avec un sourire papelard sans regarder ses visiteuses :

— Quelle température réjouissante, mesdames !…

Il releva ses paupières, tourna les yeux vers une large croisée par laquelle, au travers de jeunes arbres qui commençaient leurs feuilles, on apercevait un firmament lumineux et ajouta, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Notre bonne ville de Québec est toute resplendissante de lumière, toute frémissante des douceurs du printemps ! Quelles délices ! quelle joie !…

Et, pensif, le notaire parut oublier ses clientes.

Celles-ci s’entre-regardèrent avec un demi-sourire, et demeurèrent silencieuses.