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la belle de carillon

préambule, mon lieutenant se plaint que vous lui refusez les outils dont il a besoin lui et ses hommes pour le travail des retranchements, et je viens vous demander les raisons de votre refus.

Le commandant était demeuré sur le coup quelque peu estomaqué. Mais, retrouvant tout son orgueil, il se mit à toiser d’abord son interlocuteur avec le plus profond mépris.

Léandre Valmont, tel était le nom du capitaine canadien, était un jeune homme d’une trentaine d’années, de grand talent et d’une belle bravoure. Entré dans les milices dès l’âge de dix-huit ans, il s’était fait remarquer aussitôt par sa bonne conduite et son courage dans les escarmouches de la frontière. En peu de temps il avait franchi les sous-grades pour arriver à celui de capitaine de bataillon. Montcalm le tenait en une particulière estime, et il aimait à lui confier des postes importants dans les combats. Valmont s’était toujours montré digne de la confiance de son chef. À de nombreuses qualités le jeune canadien joignait encore celle d’entraîneur d’hommes, et les miliciens qui se trouvaient sous son commandement lui étaient obéissants et dévoués jusqu’à la mort. De belle et d’élégante taille, Valmont, quoique fils de paysan, possédait une telle distinction de manières qu’on l’aurait pris pour un gentilhomme. Pour tout dire, c’était un de ces beaux soldats qui attirent malgré eux les regards des jeunes filles et font soupirer bien des cœurs.

Si Léandre Valmont avait fait soupirer des cœurs, il s’était bien gardé de n’en choisir et prendre aucun. Dès l’âge de vingt ans, il aurait pu prendre une compagne qui n’eût pas manqué de le rendre heureux. Mais il avait préféré demeurer célibataire à cause du métier, non pas qu’il songeât à rester seul toute sa vie, mais il voulait attendre encore… attendre que la paix fût établie pour longtemps entre la France et l’Angleterre. Au reste, il avait encore son père et sa mère, pauvres cultivateurs, à qui il donnait la plus grande partie de sa solde de capitaine. Il est vrai que son grade, ses belles manières et son physique passable auraient pu lui faire trouver femme dans la grande bourgeoisie, mais pour arriver là il lui aurait fallu se mêler à la société des courtisans, chose qui lui répugnait. Car Valmont ne portait pas l’étoffe du courtisan, et il trouvait d’ailleurs qu’il y en avait déjà trop de ces officiers qui faisaient antichambre chez les hauts fonctionnaires dans l’espoir d’obtenir de l’avancement ou quelque poste à fortes prébendes. Au reste, sa solde pour le moment lui suffisait, et il est certain que le jeune capitaine ne désirait d’autre avancement que celui dû à ses seuls mérites.

Brave et courageux, ainsi que nous l’avons dit, Valmont, cependant, n’était pas un téméraire. Réfléchi et de sang-froid, il aimait à examiner les dangers avant de les affronter, non pas tant par crainte pour lui-même que pour la protection de ses subordonnés. Avant de lancer ses hommes à l’attaque il étudiait soigneusement le terrain et les manœuvres de l’ennemi, et quand il jugeait le moment venu il donnait le signal et lui-même et le premier se jetait à la tête de l’ennemi. Il va sans dire que, obéissant et fidèle à la consigne, il exécutait à la lettre les ordres de ses chefs, et s’il usait d’initiative dans les engagements, c’était par l’impossibilité de communiquer avec les officiers supérieurs. Aussi chaque fois qu’il avait usé d’initiative avait-il été assez heureux de s’en tirer à la plus grande gloire des armes canadiennes. Et ses chefs, le connaissant, lui abandonnaient volontiers cette initiative dans les détails du combat, certains que Valmont travaillerait ferme pour acquérir sa part de victoire. C’est pourquoi, la veille de ce jour, le général Montcalm avait assigné au capitaine canadien le poste le plus important dans la ligne des retranchements et des défenses, et lui, le capitaine, et tout en donnant l’exemple, avait mis ses hommes à l’œuvre. Mais bientôt on avait manqué de certains outils et plusieurs hommes demeuraient les bras croisés. Le capitaine dépêcha aussitôt son lieutenant, Bertachou, avec quatre miliciens pour rapporter du Fort les outils qui manquaient. Bertachou et ses hommes avaient été renvoyés les mains vides.

— C’est bien, dit Valmont quelque peu mortifié, venez avec moi, je saurai bien vous faire livrer ces outils.

Nous savons comment il s’était présenté au commandant du Fort, en lui demandant sur un ton décidé les raisons de son refus de livrer les outils.

Interloqué d’abord par le ton plutôt agressif du jeune homme, le commandant