Page:Féron - La belle de Carillon, 1929.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
la belle de carillon

— n’eût conquis par un infâme sortilège ou par une fascination inexplicable le cœur de sa fille. Là était peut-être le virus de son inimitié. Femme intelligente et d’esprit vif et exercé, elle se demandait déjà pourquoi et comment Valmont se prévalait d’une autorisation qu’il n’avait pas reçue encore : celle de faire enquête sur le meurtre de d’Altarez. N’était-ce pas un peu étrange ? De suite, par voie de déductions, sinon par intuition, elle en arriva à regarder la démarche du capitaine canadien comme une tentative de chantage. Qu’il y eût pour elle danger réel ou pas, elle était trop femme d’action et d’initiative pour ne pas faire effort d’écarter ce danger de son chemin. Si vraiment le danger était imminent, elle préférait l’humiliation d’avoir à se disculper publiquement à celle d’accepter les conditions de cet homme qu’elle considérait comme le pire des ennemis. Pour peu qu’elle se montrât habile et rusée, elle pourrait, en attendant l’heure de sa vengeance, plonger son ennemi dans un abîme de ridicule qui ne manquerait pas de lui être déjà une sorte de vengeance, ou tout au moins un bon commencement. Elle qu’on venait de menacer d’humiliations, ne saurait-elle pas prendre les devants et confondre devant toute l’armée ce présomptueux officier canadien ? Oui, de suite Mme Desprès entrevit l’ouverture qui l’invitait à sortir sans accroc de l’imprévu, et en même temps l’ornière où elle pourrait coucher son adversaire et ennemi. Sur le moment, du moins, elle avait donc l’avantage de posséder des armes plus déliées, plus subtiles — celles de son sexe — que celles exhibées, pourrait-on dire, par le capitaine Valmont.

Elle esquissa un sourire vague, sans signification, et avec un geste invitant et même gracieux elle indiqua un siège à son visiteur, disant d’une voix douce et candide :

— Monsieur le Capitaine, puisque nous devrons discuter durant un bon moment pour nous entendre, je ne permettrai pas que vous demeuriez debout tout ce temps. Daignez vous asseoir…

Valmont se rendit à l’invitation.

Mme Desprès, vis-à-vis du danger qui survenait si à l’improviste, trouvait en elle, comme des armes toutes prêtes et soigneusement fourbies à l’avance, la bravoure et l’audace qui la pourraient sauver d’une catastrophe.

Elle reprit donc, après que Valmont se fût assis, sur un ton qui marquait la surprise et l’amertume :

— Monsieur le Capitaine, vous devez bien comprendre mon étonnement à cette accusation que vous portez contre moi…

— Pardon, Madame, je ne vous accuse pas ; je dis qu’un bruit court qui vous met en cause. Comme il n’est jamais de fumée sans feu, il faut donc admettre que quelque chose a transpiré.

— Vous dites que vous ne m’accusez pas, mais vous omettez de dire que vous me soupçonnez, ce qui revient joliment au même. Mais alors, si réellement vous avez à mon égard d’injustes soupçons, je vous demanderai quel intérêt j’aurais pu avoir à tuer ou à faire tuer le capitaine d’Altarez. Enfin, le crime a toujours un mobile, on ne tue pas son prochain pour le simple plaisir de verser du sang. Vous, Capitaine, vous tuez à la guerre pour défendre votre patrie menacée ; l’on tue un ennemi et non un ami. Car Monsieur d’Altarez était autant mon ami qu’il était le vôtre. Oui, pourquoi l’aurais-je fait tuer ?

Elle souriait avec une ironie cruelle, certaine que son argument déroutait tout à fait Valmont et le confondait. Mais lui, Valmont, devinait peut-être le jeu de la jolie veuve, et, chose certaine, cette ironie qui lui était destinée échauffait son sang. Sincèrement il aurait bien voulu être tout à fait magnanime avec Mme Desprès, et il se sentait tout prêt à lui pardonner ses entreprises criminelles. Mais il s’irrita encore en découvrant qu’elle cherchait à se jouer de lui, et, cette fois, il éloigna de son esprit toute sympathie ; puisque l’ennemie se montrait irréconciliable il la frapperait de nouveau et mortellement.

— Madame, répliqua-t-il avec un sourire non moins ironique que celui de la jeune femme, je dois avouer franchement que vous n’aviez aucun intérêt à tuer Monsieur d’Altarez, et je le crois d’autant mieux que le capitaine a été tué par accident ou mégarde.

— Mais alors, s’écria Mme Desprès en riant tout à fait cette fois, s’il y a eu accident, il ne saurait y avoir crime. Décidément, Monsieur le Capitaine, vous me ferez penser que vous…

— Vous oubliez, Madame, interrompit